Discussion finale

DOI : 10.57086/cpe.193

Index

Mots-clés

politique linguistique, glottopolitique, définition d’une politique linguistique, construction d’une politique linguistique, idéologie, sociolinguistique

Texte

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Claude Truchot

Pour clore notre journée, nous avons prévu une discussion « générale ». Elle porte sur les contributions présentées d’aujourd’hui et nous espérons qu’elle débouchera aussi sur une suite. Nous avons prévu de publier les Actes dans la revue électronique du GEPE, Les Cahiers du GEPE, qui a été réalisée grâce à la mobilisation très active de Jean Dewitz et de Cécile Jahan, que je tiens très vivement à remercier. C’est le premier point, le reste, on en parlera. Est-ce que ce serait intéressant, par exemple, qu’on prévoie une autre manifestation, ici à Strasbourg, sur ce sujet dans un laps de temps donné, un an par exemple ? Ceci fait partie des choses à discuter. Je les mets simplement sur la table. Auparavant il faut tenter de faire un bilan de cette journée, ce qui est assez difficile à faire, non pas parce qu’il n’y a pas grand‑chose à dire, mais parce qu’il y a en beaucoup. Pour nous, cette journée a été très féconde. Il y a un certain nombre de choses que je vais essayer de résumer, d’autres que Dominique Huck et Yannick Lefranc vont également reprendre. On va être assez brefs de notre côté, parce que nous, on se voit régulièrement, donc on peut toujours échanger entre nous, mais on aimerait surtout vous entendre.

Ce que j’ai retenu en premier : il me semble qu’on avait, au départ, considéré que l’entrée par l’analyse de l’évaluation pouvait être une entrée pertinente pour l’étude des politiques linguistiques. Ce que l’on a dit aujourd’hui semble plutôt confirmer ce projet. On a entendu beaucoup de choses qui vont dans ce sens-là et qui permettent de faire apparaître un objet qui ne soit pas réduit, puisqu’on parle de politique linguistique, à ce que l’on appelle l’« aménagement linguistique » ou « language planning », « planification linguistique », mais qui fasse apparaître beaucoup d’autres dimensions : les dimensions politiques, idéologiques, sociales, organisationnelles, en ce qui concerne les institutions notamment. Tout cela me paraît positif.

Ce qui est aussi positif, mais cela demandera peut-être un peu plus de discussions, c’est comment mieux définir, baliser, redéfinir même probablement le champ qu’on a appelé « politique linguistique » ? C’est vrai que cette appellation couvre imparfaitement ce que l’on a étudié, si l’on prend chaque cas étudié séparément. Ceci ne veut pas dire forcément qu’il n’y a pas là un champ auquel il faut bien donner un nom, une dénomination, et « politique linguistique » en vaut une autre. Mais nous n’avons pas vraiment travaillé sur des politiques linguistiques, nous avons plutôt analysé des cas d’interventions politiques qui ont des objectifs divers, mais qui tous ont une dimension linguistique. Je pense que ceci s’applique à l’ensemble de ce que nous avons vu aujourd’hui. À mon avis, il y a lieu de s’interroger, notamment si on maintient comme titre général « pour une analyse des pratiques d’évaluation des politiques linguistiques ». Pour l’instant, je ne formule pas de propositions, mais je mets la question en débat.

Lorsque l’on a inscrit « réussite ou échec d’une politique linguistique » en titre, on voulait établir une distinction, aussi claire que possible, entre une démarche d’évaluation et une démarche d’analyse de l’évaluation. Lorsqu’on dit « réussite ou échec », on dit qu’on va s’intéresser à l’analyse de l’évaluation et non pas faire de l’évaluation. Ce matin, j’ai parlé de balisage, ce balisage sépare deux champs, mais ne permet pas de baliser le champ dans lequel on se trouve.

Donc, pour le titre, il faudra maintenir une formulation dans laquelle il y a « analyse des pratiques d’évaluation » mais pas forcément « réussite ou échec » d’une politique linguistique.

J’en reste là pour l’instant pour ce qui me concerne, parce que mes collègues ont des choses intéressantes à dire.

Dominique Huck

On peut commencer par voir un peu ce que les uns et les autres pensent, imaginent et comment ils réagissent par rapport à ce que tu as dit.

François Gaudin

Pour la question de délimitation : ce que nous, nous utilisons à Rouen pour justement éviter le caractère un peu étroit de politique linguistique, c’est la notion de glottopolitique qui englobe toutes les actions sur le langage. Je ne sais pas si ça peut rendre service.

Claude Truchot

C’est vrai que ça englobe plus.

Dominique Huck

Ce sont aussi les pratiques et ce que disent les acteurs.

Claude Truchot

C’est un terme, c’est vrai, qu’on n’a pas pris l’habitude d’utiliser ici, à Strasbourg, mais on n’est pas fermés.

Arlette Bothorel

À propos de la question que tu as posée ce matin : est-ce que l’entrée par l’évaluation est une bonne entrée pour redéfinir ce qu’est la politique linguistique ? En écoutant les uns et les autres aujourd’hui, il me semble qu’on ne peut répondre à cette question que si effectivement on fait préalablement un travail d’élaboration d’une grille de lecture et ce qu’ont fait Daniel Coste ou François Gaudin avec les représentations. C’est ensuite que le fait de se poser la question « qui ? », « à qui ça s’adresse », etc. me paraît être essentiel pour répondre à la question de départ.

Il y a en particulier une question qui me paraît très importante, c’est cette difficile distinction entre ce que serait un acteur et un récepteur. C’est aussi une question qui a été soulevée par Daniel Coste, parce que, si effectivement on inclut des récepteurs ou n’importe quel acteur dans ce que vous désignez par une politique linguistique, il me semble qu’on serait davantage dans une co-construction d’une politique linguistique, que dans une construction d’une politique linguistique. Il me semble que ça amène à redéfinir les choses, c’est quasiment un paradigme interactionniste qu’il faudrait utiliser.

Jean-Michel Eloy

Je pense qu’effectivement, qui dit politique dit interaction et pas autre chose. Pour ma part, je n’imagine pas le schéma du type : les uns font de la politique et les autres sont des récepteurs, ça me paraît terrifiant. La preuve, c’est qu’on sait bien qu’il y a un tas de politiques qui ne marchent pas, parce que les récepteurs ne veulent pas les recevoir, tout simplement. Ils ont un rôle absolument déterminant.

Arlette Bothorel

On est d’accord. Je veux dire que ça change la définition de ce qu’est une politique linguistique.

Claude Truchot

Cette interaction a été bien exposée dans la journée, je crois.

Dominique Huck

En quelque sorte, ça renvoie à la question du sens donné à « politique linguistique ». Il y a à la fois la question de la dénomination et celle du référent. Peut-être peut-on s’entendre sur le fait qu’il n’est pas pensable d’écarter la part réceptionnelle du domaine de la politique linguistique.

L’autre question qui se pose, c’est : est‑ce que c’est l’ensemble des récepteurs potentiels ? Est-ce qu’on les catégorise, est‑ce qu’on essaie de les repérer ?

L’autre aspect que tu proposes, la co‑construction, là il faut s’entendre sur co‑construction, parce qu’ici il y a une asymétrie sans doute dans les positions. Donc, il faudrait voir sous quelle forme la co‑construction fonctionne ou ne fonctionne pas.

Arlette Bothorel

Elle peut ne pas fonctionner, bien entendu, comme disait Jean-Michel, quand il y a refus.

Dominique Huck

La question est simplement sur le plan du terme, il s’agit de voir s’il y a une asymétrie ou pas, de quel type.

Arlette Bothorel

Dans le sens d’une interaction.

Dominique Huck

Mais je crois bien que nous avions dans l’esprit que ça fait partie du champ. On peut ensuite discuter de la manière de dénommer le champ ou « le périmètre » du champ « politique linguistique », on peut aussi dire et accepter le fait que les frontières sont poreuses ou éventuellement floues, provisoirement.

Arlette Bothorel

Il me semble que l’utilisation de « glottopolitique » serait quand même une bonne solution, parce que du coup ça ne confronterait pas à ce genre de difficultés.

Dominique Huck

Là, ça englobe l’ensemble : parce que, par définition, il faut que ça en fasse partie, si l’on se réfère aux propositions de Guespin et de Marcellesi1.

François Gaudin

Cette année, nous parlons d’associer des personnalités morales qui ont un statut particulier. Je pense par exemple au Québec au rôle des syndicats, quand on regarde la presse syndicale, c’est vraiment frappant. Ou en France, aux associations qui militent pour la féminisation ou pour l’orthographe qui ne sont pas directement des décideurs de politique linguistique, mais qui participent et contribuent puissamment à la façon dont ça s’élabore, se diffuse et se modèle au fur et à mesure du temps, puisque de simples individus, voire des associations d’enseignants, sont des acteurs vraiment très diversifiés. D’autant, on ne peut pas dire qu’ils sont des acteurs de politique linguistique, stricto sensu, mais des forces glottopolitiques…

Claude Truchot

On peut inclure les acteurs économiques, par exemple aussi.

Arlette Bothorel

Je peux juste faire une remarque ? Une chose m’a frappée pour avoir suivi un peu vos travaux. Différence : vous avez gardé le terme de pratique évaluative et j’avoue que le terme qui a été utilisé par Jean-Michel Eloy ou Daniel Coste, de discours évaluatif, me convient mieux personnellement, parce que ces pratiques, elles ne peuvent être analysées qu’à partir de discours, du moins dans la perspective qui est la vôtre.

Cela veut dire aussi qu’on peut les analyser avec les outils de la linguistique, de l’analyse de discours.

Yannick Lefranc

Je veux intervenir sur deux points et je ne serai pas d’accord sur les deux points. Le premier, c’est celui de la politique linguistique. Il me semble que c’est en effet un terme très ambigu, à la définition très élastique et conflictuelle, c’est, comme dirait Bakhtine, une arène : son énonciation crée un espace d’affrontements idéologiques entre les parleurs. Par exemple, tout à l’heure, il y a quelqu’un qui a pris l’exemple de l’immigration. Cet exemple, il se trouve que je le prends souvent, car dire « problème de l’immigration » et « problème de la police », ça ne va pas dire la même chose. Dans le premier cas, par stéréotype, ce sont les immigrés qui posent problème, et dans le deuxième, c’est la police qui a des problèmes. Alors que pour d’autres minorités, ça serait les policiers et la police qui posent problème… Il se trouve que ça s’est stabilisé, malheureusement, sous ces formes-là. Le problème de la police, c’est, par exemple, qu’ils ne sont pas assez payés, qu’ils ne sont pas assez nombreux, etc.… C’est pareil pour les politiques linguistiques, vues d’en haut, parce que ça c’est la crise du terme « politique », dans un pays qui se veut démocratique, mais qui l’est à mon avis très partiellement, qui est surtout une société oligarchique, avec des contradictions, des tendances démocratiques. Mais on voit comment le terme « politique » renvoie à la politique du haut. Comme disait ma belle-mère de Saint-Malo : « ils font des lois », ça c’est une phrase peut‑être du folklore féminin qui s’adresse aux hommes qui commencent à refaire le monde à table, après un bon repas. Comme si le simple citoyen d’ailleurs ne pouvait pas faire les lois. Alors que si on regarde les textes, les discours, les actes du club des Cordeliers pendant la Révolution française, les gens croyaient qu’ils pouvaient faire des lois et Condorcet, lui, pensait qu’il fallait former les gens pour faire des lois, justement. Donc, politique linguistique ? Qui fait de la politique ? Qui a le droit de faire de la politique en France ? C’est un thème central pour quelqu’un comme moi, hibernatus tout droit sorti des années 1968‑1970, qui découvre que le mot « politique » a pris un sens trop étroit.

C’est le privilège de ceux qui ont le droit de faire de la politique, puis les autres ce sont les spectateurs, c’est le public, comme on dit en reprenant le terme anglais, le pub ça devient le public et le public c’est le public dans le sens « spectateurs ». C’est la première chose pour « politique linguistique », qui est ambiguë et j’aimerais que, justement, on joue sur cette ambiguïté pour mettre ces définitions en crise, parce que c’est justement un lieu de tension.

En ce qui concerne le deuxième point : il y une chose qui me gênerait si on séparait les discours, comme cela est apparu plusieurs fois aujourd’hui. J’ai beaucoup souffert dans ma vie, et quand je faisais de la pragmatique quotidiennement, je souffrais justement de l’abandon du perlocutoire, ça ne vous fait pas souffrir autant que moi que le perlocutoire ait été délaissé, mais, moi, ça m’a fait vraiment souffrir ; on en restait à l’illocutoire à une certaine époque. Pour le perlocutoire, avec tout ce qui se passe, on me dit, « ah, non ! Ça c’est la théorie de l’action, etc. » Je ne sais pas dans quelle mesure on ne pourrait pas maintenir le lien autour de la notion de la performativité qui, elle-même, a été réduite historiquement par la pragmatique. Austin voyait les choses plus loin, il y a des sociologues qui voient plus loin. Et à l’époque où il y a des gens comme Denis Vernant qui s’intéresse justement à l’articulation entre discours et action pratique, on reparle de plus en plus des effets praxéologiques des discours et ça serait intéressant de montrer que les discours, ça fait partie d’un enchaînement d’actes et d’événements dans un contexte. Même si on va les privilégier parce qu’ils ont leur importance, ça permettrait de les prendre au sérieux, ça serait intéressant de les mettre en association avec des mesures qui sont prises avant ou après, qui ne sont pas directement de l’ordre de linguistique. Voilà ma petite réserve.

Pierre Frath

Je veux juste rebondir sur ce que tu disais. Tu parlais du fait que la politique des langues ne doit pas être juste le fait de ceux qui sont en haut. Et je me disais, par exemple, nous, on est quand même des experts, autoproclamés, certes, mais on gagne notre vie avec la politique des langues, la linguistique, etc. Supposons qu’un gouvernement nous dise : « Vous, qui êtes si formidables, si critiques et canalisez tout, faites-nous une politique linguistique qui tienne la route ! » Qu’est-ce qu’on ferait ? Est-ce qu’on ne pourrait pas, à ce moment-là, avoir comme objectif de notre groupe de recherche, d’essayer de formuler une politique linguistique, en tous les cas de voir si on peut la formuler, déblayer le terrain ? Si on laisse faire les politiques qui n’y connaissent rien ou le grand public qui s’y connaît encore moins, qu’est-ce qu’on va avoir comme politique ? On va passer notre temps à dire Lingua, c’est nul, ceci cela, c’est nul, le Canada c’est nul, etc. Donc, si quelqu’un nous entend, il va nous dire de proposer quelque chose. Est-ce qu’on peut proposer quelque chose ? Déjà, au moins, formuler les conflits inévitables et trouver des solutions à ces conflits ? On peut trouver des moyens de faire en sorte que tout le monde, toutes les langues, petites ou grandes, aient un espace de vie qui corresponde à ce qu’il est, est-ce que ça ne serait pas enthousiasmant ?

Jean-Michel Eloy

Figure‑toi qu’on a cette expérience puisqu’en France, cette situation a quasiment existé. Il y a eu un moment, en 1989, où il y avait un conseiller du Président de la République qui était linguiste, il y avait un conseiller technique du Premier Ministre qui était linguiste, il y avait un Conseil supérieur de la langue française qui était vice-présidé par un linguiste, Bernard Quémada, il y avait la DGLF qui était dirigée par un linguiste, Bernard Cerquiglini, qui avait sous ses ordres un certain nombre de personnes dont trois linguistes. C’est comme ça que je suis au courant parce qu’il se trouve que j’étais là.

Pierre Frath

Et donc, c’est de ta faute ! (rires)

Jean-Michel Eloy

Et donc, il y a des choses qui ont été faites à ce titre‑là. Il y avait une conjoncture extraordinairement favorable à la profession des linguistes. Je crois que ça ne s’était jamais vu avant, et depuis ce temps‑là, ça ne s’est pas revu. Le bilan : franchement, je ne crois pas qu’il soit mauvais, mais en tout cas, il n’est pas non plus d’une nature différente de ce qui a précédé et de ce qui a suivi et, en tout cas, il y a un certain nombre d’erreurs qui ont été faites par des gens, parce qu’ils étaient linguistes. En particulier, des erreurs tactiques concernant l’orthographe qui tenaient au fait qu’il y avait un dossier technique, donc un dossier de spécialistes qui était remarquable, qui était bétonné, appuyé sur vraiment tout ce qu’il avait de meilleur à l’époque dans ce domaine‑là. Les linguistes qui dirigeaient le dispositif ont cru que c’était suffisant. Mais, en fait, ils ont sous‑estimé d’autres aspects moins techniques, moins spécialisés, etc. Ça n’a pas été une catastrophe, à mon avis, il y a eu quand même des erreurs propres aux linguistes. Et, d’ailleurs, je crois, qu’à peu près tous ceux qui ont été mêlés à cette expérience sont tombés d’accord sur le fait qu’il ne fallait surtout pas confier ce genre d’affaire aux linguistes seuls.

Que les linguistes ne soient pas consultés, parce qu’ils n’ont rien à dire, l’expérience montre que ce n’est vraiment pas bon, mais de confier ce genre de choses aux linguistes seuls parce qu’il est question de langues, je crois que l’expérience montre aussi que ce n’est pas une bonne chose.

Pierre Frath

C’est-à-dire, les linguistes sont des êtres humains comme tous les autres, ils sont sensibles aux questions de pouvoir, prestige, etc.

Jean-Michel Eloy

Ah, non, c’est parce que c’est de la politique.

Pierre Frath

Est-ce qu’on peut, nous ici, de manière indépendante, réfléchir à ce que devrait être une politique et voir un peu les problématiques et ensuite, éventuellement les politiques piocheraient dedans ou n’y piocheraient pas ?

Dominique Huck

Il y aurait maldonne. Je crois avoir entendu ce matin Claude [Truchot] qui disait la chose suivante : c’est vrai que collectivement nous avons choisi de ne pas raisonner de manière interventionniste - il ne l’a pas dit sous cette forme-là. C’est un choix qui a été fait par le groupe et à partir de là, en quelque sorte, ça n’est pas la position que nous avons prise. C’est une chose. C’est la première partie.

La deuxième partie : c’est vrai que nous avons réfléchi à cet aspect et que dans l’une de nos sessions, nous avions réfléchi à la posture du chercheur lorsqu’il est appelé à se mêler de politique linguistique pour montrer la difficulté que ça représentait et la position extrêmement inconfortable dans laquelle il allait se trouver, notamment lorsqu’il a ensuite le rôle d’évaluateur. Je pense donc que ça fait partie de nos préoccupations, mais certainement pas comme interventionnistes, en disant « voilà le programme qu’on pourrait imaginer ».

Pierre Frath

Si quelqu’un nous demandait, qu’est‑ce qu’on dirait ?

Dominique Huck

Ça, c’est à voir.

Michiko Kimura

Je n’ai pas vraiment d’expérience, je ne suis pas encore chercheur, mais je crois que, quand on dit « acteur », « récepteur », … on peut penser aussi que la valeur des deux peut aussi être renversée. Pourquoi je vous dis ça ? Par exemple dans une entreprise japonaise, on a essayé de parler en français comme ici on est en France, mais des employés français ont souhaité implicitement parler en anglais très souvent, bien qu’ils soient très conscients que la langue française doive être défendue par la politique linguistique. Ici, il faut défendre, mais dans la réalité, surtout dans les affaires, il y a cette situation irréversible. Donc, très souvent, la langue anglaise est très pratique et dans la plupart des cas, en urgence, on est obligé d’utiliser l’anglais. Pourquoi je vous dis ça ? Parce qu’il y a cette réalité et peut-être les acteurs qui réceptionnent, les agents qui vivent dans cette réalité, on peut les appeler récepteurs de politique linguistique. Si on peut partir de la base empirique pour avoir cette politique linguistique qui va être élaborée par les acteurs, peut-être les récepteurs peuvent-ils accepter plus facilement les choses.

M. Coste en a parlé tout à l’heure. Je crois que de plus en plus cette notion de politique linguistique, étatique, disons, doit être modifiée. Comme certains hommes d’affaires japonais le disent très souvent, avant c’était l’état‑nation qui dominait les politiques dans tous les domaines, mais maintenant il y a de plus en plus des états‑entreprises qui commencent à dominer ces domaines, politique, économique, etc. J’imagine un peu que ça serait peut-être intéressant que chaque grande entreprise commence à appliquer sa propre politique linguistique. Les grandes entreprises américaines imposent aux employeurs d’apprendre l’anglais ; pour les entreprises italiennes - première condition de recrutement, c’est de pouvoir parler italien, tout ça on peut l’imaginer.

Yannick Lefranc

Je reformule, peut-être que tout le monde n’a pas entendu ce que vous avez dit, Mishiko. Nous, nous avons parlé des politiques linguistiques des États‑nations, mais vous, vous avez utilisé la formule, pourquoi pas, d’État-entreprise. On parle d’État‑nation, mais il y en a peut-être certains qui parlent des villes, il y en a qui pensent même à l’Antiquité où les activités s’organisaient autour d’une grande ville, une grande mégapole, mais là on oublie qu’il y a des entreprises qui sont des entités elles‑mêmes, qui ont leurs politiques linguistiques. Vous avez insisté également sur le fait que la politique linguistique devait être élaborée par les acteurs eux‑mêmes qui ne devaient pas, si j’ai bien compris, subir simplement en tant que récepteurs, mais devaient prendre part à la définition de cette politique.

Cécile Jahan

L’analyse des pratiques évaluatives permet aussi de faire ressortir - peut-être différemment ou plus facilement ou d’une autre manière - les effets d’une politique linguistique aussi, donc, par l’évaluation, en passant par les effets et en revenant vers la politique linguistique pour mieux définir cet objet-là. Ce que je veux dire par là, c’est que l’analyse des pratiques évaluatives des politiques linguistiques, ça sert aussi à comprendre des choses qui sont en amont, en aval des politiques linguistiques, et ce n’est seulement par la suite qu’on peut aller vers la politique linguistique en tant que telle, donc rapprocher l’objet progressivement.

Yannick Lefranc

Concernant un certain nombre d’interventions qui ont été faites, ce qui m’a frappé, c’est, d’une certaine manière, l’articulation entre des formes discursives qui renvoyaient à l’anecdote, à l’exemple courtelinesque ou ubuesque, comme on veut, ubuesque, mais vrai et en même temps, dans ce même mouvement, tout en racontant ça d’une façon humoristique, au dépassement de l’humour comme discours d’accompagnement. J’ai observé ça au sein du Ministère, quand on veut passer quelque chose, on le dit avec le sourire, ça passe mieux. L’humour est ce que l’on pourrait appeler aussi le « soupir de la créature opprimée ». Les anecdotes incroyables, grotesques, mais vraies, étaient elles‑mêmes prises dans un discours analytique, c’est ce qui m’a intéressé, ce qui fait qu’on est arrivé à prendre au sérieux des événements, des comportements, des pratiques, des discours qui, par eux-mêmes, provoquent une sorte de réaction « c’est trop gros », et, d’une certaine manière, qui désamorce leur charge de danger ou d’édification des masses. Donc, première chose c’est qu’on était amené à prendre au sérieux tout un tas d’éléments, de cas que, on en a l’habitude quand on est acteur. J’étais acteur dans un certain nombre de programmes en France, à l’étranger, qui étaient tout à fait ubuesques, entre Gogol et Balzac. Par exemple, un collègue macédonien, responsable de l’Association des professeurs de français, disait à l’ambassadeur de France : « Il faut que la France nous aide ! Regardez les germanistes, ils reçoivent du matériel gratuit, alors que nous, il faut acheter des manuels, etc. » L’ambassadeur de France lui a répondu : « Mais, avant le français, il y avait le latin ! ». Bon, c’était en l’an 2000. C’était une époque. Il y a des choses comme ça qui sont sur le mode de l’anecdote, ça peut faire un film ou un roman, l’histoire du soldat Schwejk de la francophonie. Mais, au-delà, il y a une distance critique qui est vécue par les acteurs, mais qui n’ont pas la possibilité, comme nous, on le fait dans un groupe de travail, de créer une sorte de microcosme, d’univers de réflexion qui nous permet de prendre une distance critique, non destructrice de l’objet, puisqu’on le construit, qui est respectueuse, comme on l’a dit, de la complexité des choses et des tensions de ce qui se passe dans le phénomène qu’on va essayer d’analyser. Donc, on va prendre au sérieux quelque chose qui paraît quelquefois en dehors du sérieux. Ce qui me semble important, c’est qu’en effet quand on creuse, il y a des enjeux très sérieux. Et ce matin, j’étais parti sur une formule « évaluer les évaluateurs », mais, à la réflexion, je ne trouve pas que ça soit bon. Tout se passe comme si (c’est une expression qu’utilisait beaucoup Bourdieu et je trouve qu’elle est très pratique) les politiques d’évaluation ne prenaient pas les moyens d’évaluer correctement ce qu’elles disent vouloir évaluer et on reste à une comptabilité des moyens, comme il a été dit. Il y a eu de nombreux exemples tout à fait frappants et inoubliables d’une certaine manière. Il y a quelque chose qui ressemble non pas à une incapacité d’évaluer, mais à un refus institutionnalisé d’évaluer qui n’est pas lié à la gabegie bureaucratique. On reste encore dans l’anecdote, mais il y a une sorte de logique bureaucratique qui semblerait expliquer quelque chose. Mon hypothèse, c’est qu’évaluer une politique linguistique, ça a un effet de boomerang sur les décideurs. Au-delà des évaluateurs ce sont les décideurs, et les décideurs ce sont les gens du gouvernement en place, ce sont les commanditaires de l’évaluation et puis c’est des secteurs entiers de l’administration, comme il a été dit, des départements, des bureaux qui risquent de disparaître si les données remontent.

Et ce qui serait intéressant, avec un peu plus de recul, c’est de voir ce qui se passait à l’époque de l’URSS et on savait que toutes les statistiques étaient falsifiées, sauf celles du KGB, dit-on. Il faudrait vérifier, moi je ne suis pas spécialiste de l’URSS. Les seuls chiffres fiables, ils étaient du côté du KGB, parce que tout le monde était là pour falsifier des chiffres.

Nous, on n’en est pas là, ce n’est pas l’URSS, c’est autre chose, mais il y a une protection, un refus d’évaluer, une protection des intérêts et de la survie des commanditaires et de ceux qui sont autour, et là je pense qu’il y a une piste.

Jean-Michel Eloy

Une question que je me pose, que je vous pose, en partant de cette idée que « politique linguistique », c’est un chapitre de la politique tout court. Est‑ce que vous avez ici à Strasbourg des politistes, des gens de sciences politiques qui s’intéressent aux politiques linguistiques ? Est‑ce que vous avez trouvé des collègues de Sciences politiques avec qui travailler sur cette question de l’analyse des pratiques d’évaluation ? Parce que c’est une question, on élargit un peu le cadre et on a la question d’évaluer les politiques publiques, qui est une question d’actualité, si j’ai bien compris, dans le domaine de la Science politique. On a quelques précédents où l’intervention des politistes, ou plus précisément d’un économiste, quelqu’un qui est en économie politique à Genève, François Grin, raconte des choses extrêmement intéressantes pour nous, tout en ne prenant pas notre place, mais en se mettant à l’école de ce que nous avons à dire comme linguistes autant que nous nous mettons à l’école de ce qu’il a à dire comme économiste, etc.

Je vous pose cette question avec beaucoup d’intérêt, parce que, personnellement, je n’ai pas encore mis la main sur le ou la politiste qui ait vraiment envie de travailler sur nos genres de questionnements et je ne comprends toujours pas pourquoi. Rien que les politistes ou les économistes de la culture, on a du mal à les trouver. Pour quelque chose de plus immatériel encore que la culture, ça peut être des pierres au moins, la langue, c’est encore plus immatériel, encore plus insaisissable, c’est encore plus problématique. Je crois qu’il faut que nous ayons conscience que notre objet « langue », soit il est tellement évident que personne ne se pose de question, soit, aussitôt qu’on cherche à le saisir, il est parfaitement problématique et insaisissable.

Claude Truchot

Nous avons été en contact avec une enseignante de Sciences Po Strasbourg, qui venait d’ailleurs d’Amiens. Elle a participé aux débuts de nos travaux, mais elle n’a plus donné de nouvelles. C’est dommage. Elle m’avait signalé qu’il y avait ici un professeur de Sciences Po, dont j’ai malheureusement j’ai oublié son nom, qui avait réfléchi à la question de la législation linguistique française, mais elle m’a dit qu’il était passé à d’autres champs d’intérêt.

En fait il ne semble pas qu’il y ait beaucoup de politistes qui s’intéressent aux politiques linguistiques. J’ai voulu récemment ausculter de manière assez approfondie le site Internet des Presses de Sciences Po et j’ai constaté qu’il n’y a strictement rien sur les langues. Il y a peut-être d’autres éditeurs dans le domaine des sciences politiques, mais c’est quand même le principal éditeur. Il y a effectivement un manque, parce que c’est nous qui sommes en quelque sorte demandeurs, qui tenons la place et puis on peut la tenir dans une certaine mesure, mais c’est vrai que s’il y avait cet aller-retour, ce dialogue avec les gens de Sciences Po, ce serait positif. On travaille ici avec un économiste, mais avec les gens de Sciences Po pour l’instant, il n’y a rien.

Cécile Jahan

Par rapport à ce que vous dites, j’ai pensé à un nom. C’était quelqu’un qui est venu faire une présentation au GEPE il y a quelques années, il s’appelle Scheidhauer. Il avait présenté sa thèse et il était de Sciences Politiques, en fait. Maintenant je ne sais pas ce qu’il fait et quelle est la qualité de ses travaux, mais en tout cas, il a fait une thèse sur les politiques linguistiques et c’était quelqu’un de Sciences Politiques de Paris2.

Dominique Huck

Juste pour répondre à ça. C’était une thèse de sciences politiques, mais sans doute pas de politique linguistique, pour dire les choses brièvement.

Jean-Michel Eloy

Il y a eu quelques travaux intéressants : des thèses à Grenoble aussi, Mariangela Roselli3 qui a fait une très jolie thèse sur la politique linguistique au tournant du xixe-xxe

Dominique Huck

Je comprends ce que tu dis, mais il me semble que c’est quand même quelque chose qui correspond davantage à ce que François disait, à ce qui correspond aux champs de la glottopolitique. Ou bien il s’agit de quelque chose de bien plus large, qui va bien au‑delà du champ plus restreint des sciences politiques. Dans ce sens-là, il faudrait aussi qu’on s’interroge sur la présence ou l’absence, (il n’y pas d’absence), les liens, les articulations avec la sociolinguistique, d’une part. Puis, l’autre aspect qui me semble central, ce sont les constructions discursives, dont nous avons parlé et qui font partie des réalités et ne sont pas juste des accompagnateurs. Dans ce sens-là, la place de la sociolinguistique doit aussi être, je n’ose pas dire centrale, mais importante.

Donc, il me semble que c’était dans ce sens‑là que la dénomination « politique linguistique » n’était pas problématique, à vrai dire, mais avait une espèce de délimitation floue, parce qu’elle occupe un champ qui est au‑delà du politique, qui inclut l’analyse discursive. Il est vrai que, dans ce cas‑là, le terme de « glottopolitique » est pratique, parce ce qu’il inclut ces éléments. Simplement, la dénomination n’est pas nécessairement acceptée par tous les collègues, pour faire vite. Le problème serait, en quelque sorte, qu’on puisse s’adjoindre des compétences de politistes.

Daniel Coste

Il me semble que c’est difficile d’avoir une position qui serait une position complètement extérieure, même s’il n’y pas d’interventions directes comme c’était souhaité de la part d’un groupe comme le vôtre. On est sur ces terrains‑là nécessairement impliqués, qu’on le veuille ou pas, qu’on le sache ou non, qu’on fasse appel à vous ou pas appel à vous.

Je pense qu’il y a quand même une polarisation à déterminer, y compris pour des gens des sciences du langage, entre ce que serait une analyse des discours considérée comme ayant une portée évaluative dans un champ à circonscrire à un moment ou un autre, peut-être par des études de cas et en essayant de contraster des cas très différents. Et puis, à un autre pôle, tout en restant, à mon avis, dans les sciences du langage, des positionnements comme celui de Monica Heller au Canada, qui parle des discours, mais avec une dimension, disons, institutionnelle, voire idéologique, qui est fortement marquée.

Je pense qu’il faut trouver une forme non d’homogénéisation d’un groupe, mais semble‑t‑il quand même, de positionnements, de postures qui ne peuvent pas être innocents sur ce terme‑là, même si on ne se mouille pas trop avec les décideurs, etc.

On a quand même, c’est clair dans les prises de position des collègues qui alimentent le premier numéro des Cahiers d’analyse. C’est à vous de vous déterminer….il y a Foucault quelque part. C’est vrai que des notions comme celles de « dispositif » et de « formations discursives », ce n’est pas non plus indifférent, y compris pour les sociolinguistes. Est‑ce que c’est aux marges ou pas ? Et dans des secteurs à acteurs multiples, fortement idéologisés, est‑ce qu’on retient des modèles comme cela ou pas ? Je crois qu’il faut en tout cas se positionner.

Claude Truchot

On commence un petit peu à voir aussi dans quel sens peut aller la recherche si elle se poursuit. On commence à entrevoir les modèles, les différents partenaires d’une recherche.

François Gaudin

C’était pour ce problème de délimitation. Si j’avais eu les documents à temps, j’aurais voulu inclure dans ma présentation d’aujourd’hui quelque chose sur la politique linguistique que s’est donnée l’université de Montréal, ce qui est quelque chose d’intéressant et assez étranger à ce qui se fait en France. Je pense que spontanément, si on prend le terme de politique linguistique, on ne va pas du tout aller inclure ce type de disposition, on va penser d’abord aux états‑nations, etc. Alors que je pense que l’on peut inclure notamment des choses comme des politiques linguistiques d’université, ce qui est quand même relativement intéressant, qui peut permettre de réfléchir sur des choses un peu différentes. Ça peut être bien d’avoir une étiquette qui permette d’englober spontanément ce type d’actions.

Et l’autre question, c’était un peu ce qu’a dit Yannick [Lefranc] et qui m’a fait penser à ceci : est-ce qu’il ne faudrait pas, si c’est centré sur l’évaluation et les discours évaluatifs, inclure aussi l’aspect éthique de l’évaluation ? Si la délimitation du champ vise à rester un peu trop les mains propres et ne pas mettre les mains dans le moteur, peut-être que ce type de dimension serait quand même aussi à prendre en compte pour insister sur l’aspect critique, si on pense que les universitaires ne sont pas simplement des gens que peuvent regarder des audits.

Pierre Frath

Je rebondis sur ta proposition de prendre en compte des cas comme celui de l’Université de Montréal. Tout à l’heure, j’ai fait des propositions générales. Mais effectivement, au niveau des universités, ça nous touche quand même de près, les politiques linguistiques des universités, en France elle est au niveau zéro, à peu de choses près. Tu as l’une ou l’autre université qui a une politique un peu ambitieuse, je parle pour les non‑spécialistes, et le reste, c’est le vide : du saupoudrage d’heures, essentiellement l’anglais, mal fait en plus, 12h par année, ensuite 3h d’allemand, éventuellement ce genre de choses. Je repose ma question : si quelqu’un nous demandait « qu’est-ce que vous proposez au niveau universitaire ? », c’est quand même proche, qu’est‑ce qu’on dirait ?

Je veux vous faire une suggestion : il faut raisonner en deux parties complémentaires. Il faut raisonner en termes de dispositif. L’université met en place un dispositif pour les langues et il faut raisonner en termes de profil linguistique, ça c’est du côté de l’étudiant. La combinaison de la possibilité d’étudier les langues et la valorisation de ces études pourrait permettre un certain multilinguisme au niveau des universités. Alors, est‑ce qu’il y a des universités qui mettent ça en place ? Je ne le pense pas. C’est également quelque chose de pratique, ce serait une politique linguistique, je pense que c’est aussi le rôle du chercheur d’y réfléchir et de proposer quelque chose qui fonctionne, plutôt que de toujours observer ce que font les autres. Je ne dis pas qu’il ne faut pas observer ce que font les autres. Toi, tu as observé ce que fait Montréal et tu en tires peut-être des conclusions. On peut peut‑être les appliquer et proposer des choses qui puissent développer l’apprentissage des langues dans nos universités. Et je ne dis pas ça contre l’anglais, vous avez bien compris, je suis angliciste moi‑même. Mais quand je vois comment l’anglais pour les non‑spécialistes est fait, c’est quand même aussi assez désastreux, bien souvent, et dans mon université c’est le cas.

François Gaudin

Une précision, lorsqu’on a rebondi sur la question de l’université de Montréal. La politique linguistique de l’Université de Montréal ne concerne pas uniquement l’apprentissage de langues, mais la gestion de l’anglais et du français chez l’ensemble des acteurs de l’institution et la façon dont les documents sont mis à disposition, etc. C’est une politique globale.

Pierre Frath

Mais les universités françaises n’ont pas de politique formulée.

Claude Truchot

Je veux faire une petite parenthèse ici. Il y a des universités en Europe qui se trouvent dans des situations relativement semblables, celles qui enseignent dans plusieurs langues, y compris souvent dans la langue anglaise, et ceci de plus en plus. Donc, là il y a un problème de gestion des langues.

Jean-Michel Eloy

Je remarque d’abord qu’on a attendu la fin de la journée pour prononcer le terme d’éthique. Il me semble qu’on n’en pas parlé dans la journée, ce qui est quand même tout à fait étonnant. Cela me fait penser qu’il y a un autre élément, et ce serait pour répondre au collègue, à savoir qu’il n’y a pas de raison pour que même les linguistes soient d’accord sur ce qu’il y a à faire ou alors, nous penserions qu’une connaissance spécialisée du domaine linguistique amènerait forcément un choix unanime. Je vais préciser mon idée : si on sait vraiment bien comment se passent la vie et la mort des langues, si on connaît à fond les problématiques de l’unification, de la standardisation, de l’uniformisation des langues, de la promotion des langues, etc., allons‑nous, comme par miracle, être tous d’accord, pour, par exemple, foncer sur un bilinguisme généralisé à une seule langue du type « tous les étudiants français devraient être parfaitement bilingues français‑anglais » ou bien allons-nous avoir comme objectif un modèle du genre « les étudiants français devraient connaître au moins trois cents langues différentes à eux tous », et donc, allons‑y sur une politique de multilinguisme maximal ? Ce n’est pas la science qui va nous donner la réponse. Ce n’est même pas l’économie d’ailleurs, à mon avis. Ça va être une question de valeur, ça va être une question de choix citoyen, ça va être éventuellement une question d’éthique et, de ce point de vue-là, notre connaissance scientifique, en aucun cas, ne déterminera la ligne politique sur laquelle nous pourrions nous mettre d’accord. Ce n’est pas la science qui répond à ces questions-là.

Claude Truchot

Est-ce que je peux me permettre une motion d’ordre ? Je pense qu’on sort un petit peu du sujet qui est l’analyse de l’évaluation des politiques linguistiques, puisque là on est entré dans « qu’est‑ce qu’il faudrait comme politique linguistique ? », ce qui est un sujet extrêmement intéressant, et on a des experts de haut niveau parmi nous. Mais, si vous en êtes d’accord, je préférais interrompre cette discussion sur ce point‑là. On pourrait en discuter par la suite, je suis tout à fait preneur d’une discussion.  

Pierre Frath

Juste une phrase : même si on ne peut pas faire confiance aux spécialistes à 100 %, il n’empêche que ça ne justifie pas qu’ils s’en désintéressent totalement.

Si tu veux faire une politique du développement de la physique nucléaire par exemple, tu vas quand même demander à quelques physiciens nucléaires de participer à cette politique.

X

C’était juste une réflexion qui m’est venue. Peut‑être c’est vraiment l’économie qui dirige un peu le multilinguisme dans ce sens que vous l’avez décrit. Même dans les conférences internationales de traductologie par exemple, on doit parler en anglais, tout le monde parle anglais, parce qu’on n’a plus d’interprètes, on ne les engage plus. Alors, c’est peut‑être bien de penser au multilinguisme, mais je pense qu’il y a des aspects économiques qui sont là‑dedans.

Yannick Lefranc

Je voulais placer quelque chose qui part de l’évaluation et qui est relié aux questions d’apprentissage des langues. Moi, je travaille dans le cadre du département de didactiques des langues, donc je vais parler un petit peu de ma façon de voir la didactique. Puis il se trouve aussi que je participe à un groupe qu’on appelle « Collectif national FLE et FLS » qui s’est constitué après des assises de défense et illustration du FLE et FLS. On continue, on a déposé un livre blanc avant les élections et on réfléchit là-dessus. Il se trouve que là, il y a quelque chose qui ressemble à la politique linguistique, notamment du côté syndical, parce que la plupart sont des syndicats. Ce sont des questions qu’on s’est posées. Donc, on s’est posé des questions et entre autres sur la norme du français, français oral, français parlé, mais on est passé à des choses plus urgentes, corporatistes, de défense et survie des gens du métier.

Ce qu’on a quand même avancé, c’est ce qui est en train de se passer avec l’évaluation et j’ai évoqué le sort réservé aux enfants de maternelle. Il me semble qu’il y a quelque chose de l’ordre du contre‑apprentissage, de l’anti‑apprentissage qui se développe à l’intérieur des pratiques de la didactique, à partir du cadre de l’évaluation. C’est‑à‑dire que, ça serait à étudier, j’aimerais bien qu’on puisse aussi creuser cela. On a parlé de pédagogie et par exemple, ce qui est arrivé au Cadre Européen, c’est que, le Cadre Européen, ça m’a fait penser au traité européen, avec une partie sur laquelle on est d’accord, et par exemple, dans le Cadre de référence, on apprend énormément de choses, c’est une sorte d’encyclopédie didactique qui fait une mise au point avec beaucoup de définitions tout à fait intéressantes, opératoires. Il y a toute la partie évaluative, et c’est celle-là qu’on a gardée. Je dirais que c’est la même chose en gros que le Traité européen, où ce qui était dangereux, c’était, à mon sens, tout l’aspect économique, sinon les principes, on était d’accord là-dessus. Il y a eu quelque chose comme un détournement, c’est comme ça que j’ai entendu ce que disait Daniel Coste, mais en même temps il y avait prise là‑dessus dans le contexte institutionnel, parce qu’aujourd’hui, on est dans « l’évaluationite » comme je l’appelle, qui fait que le temps de travail des enseignants est pris de plus en plus par les évaluations. Pour moi, les évaluations, c’est du flicage purement et simplement, on passe plus de temps à inventer des moyens ou à exécuter des consignes d’évaluation, de notation de compétences, mais en fait c’est des performances, plutôt que de prendre du temps pour se réunir et de trouver, comme on le fait dans des écoles alternatives depuis des siècles, de trouver des moyens de donner aux élèves envie d’apprendre en leur donnant le temps qu’il faut. Donc, dans les lieux d’élevage, comme disait Platon (terme repris par des documents européens) et d’éducation que sont les écoles, on passe énormément de temps à évaluer. Les réunions entre collègues se passent beaucoup sur des questions d’évaluation, c’est comme cela dans les centres de langues à l’étranger. Bon, c’est intuitif. Chaque fois que je demande « qu’est‑ce que vous faites dans les réunions ? », on parle d’évaluation et on ne parle presque jamais de pédagogie, de dispositifs démocratiques de développement des compétences et du développement du potentiel de l’animal humain. C’est terrible à l’époque où Coco le gorille et d’autres singes que le singe humain développent des capacités de communication avec des modes de communication variés, c’est étonnant que dans des pays dit développés on ait encore autant d’échecs dans l’apprentissage des langues et, d’abord, dans l’apprentissage de la langue nationale. Et, je pense que là, l’évaluation a un rôle tout à fait mortifère qui renvoie à l’oppression de classe pour moi. C’est quelque chose qui ressemble à… « Il ne faut pas que les gens soient trop forts, trop intelligents dans leurs têtes, les gens qui partent du bas, il ne faut pas qu'ils montent trop haut, et trop nombreux », comme disait l’autre. Il y a le problème de l’évaluation, le rôle de l’évaluation dans le système scolaire à la place de et contre l’apprentissage. Ça doit être aussi une réflexion qui soit à la fois théorique et pratique.

Claude Truchot

Ça donne aussi un éclairage à l’ensemble du projet…

Je pense qu’il est un peu prématuré aujourd’hui pour que l’on puisse prévoir la suite. On verra ce que cela donnera au niveau des Actes. À titre personnel, mais je pense que c’est l’opinion de mes collègues et amis ici, on aimerait bien que ce projet se poursuive. Les débats aujourd’hui ont montré qu’il y avait un potentiel considérable. Je crois qu’il faut continuer à travailler dans cette direction, les modalités sont à définir.

Avant de se séparer je voudrais de la part des organisateurs dire un grand merci à ceux qui sont intervenus aujourd’hui et en particulier à ceux qui sont venus de plus loin. On a beaucoup apprécié votre présence, votre contribution et on espère bien continuer dans cette voie‑là. Merci à tous ceux qui ont contribué à l’organisation, en particulier à Sia Choremi, qui a très fortement contribué à la logistique, et à ceux qui l’ont aidée et au SCAV (Service Commun de l’Audio-Visuel), Claude Evrard et Christophe Cerdan, qui a assuré l’ensemble de l’enregistrement de cette journée.

1 GUESPIN Louis, MARCELLESI Jean-Baptiste, 1986, « Pour la glottopolitique » in Glottopolitique, Langages n°83, septembre 1986, p. 5-34.

2 SCHEIDHAUER Christophe, 2004, La convergence européenne des politiques de promotion de l’enseignement des langues régionales, fruit de la quête des

3 ROSELLI Mariangela., 1994, La langue française entre science et république, Grenoble, thèse de science politique.

Notes

1 GUESPIN Louis, MARCELLESI Jean-Baptiste, 1986, « Pour la glottopolitique » in Glottopolitique, Langages n°83, septembre 1986, p. 5-34.

2 SCHEIDHAUER Christophe, 2004, La convergence européenne des politiques de promotion de l’enseignement des langues régionales, fruit de la quête des héroïsmes des promoteurs, Institut d’Etudes Politiques de Paris, thèse de science politique.

3 ROSELLI Mariangela., 1994, La langue française entre science et république, Grenoble, thèse de science politique.

Citer cet article

Référence électronique

Arlette Bothorel, Daniel Coste, Jean-Michel Eloy, Pierre Frath, François Gaudin, Dominique Huck, Cécile Jahan, Michiko Kimura, Yannick Lefranc et Claude Truchot, « Discussion finale », Cahiers du plurilinguisme européen [En ligne], 1 | 2008, mis en ligne le 01 janvier 2008, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/cpe/index.php?id=193

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Arlette Bothorel

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