Introduction
Le principe d’inclusion des élèves allophones nouvellement arrivés (désormais EANA), qui prévaut dans le système scolaire français (MENESR, 2012), nécessite de pouvoir leur apporter les clés afin qu’ils puissent rapidement trouver leur place au sein de la classe ordinaire et suivre les enseignements dispensés dans les différentes matières. Il incombe donc aux enseignants exerçant en unité pédagogique pour élèves allophones arrivants (désormais UPE2A) de définir des objectifs et des contenus d’apprentissage prioritaires dans le cadre d’une didactique spécifique du français langue de scolarisation (désormais FLSco), et ce en l’absence de tout programme officiel. À cette fin, l’analyse de situations de communication scolaires en classe ordinaire peut constituer une piste intéressante car elle permet d’être au plus près des besoins des EANA en partant de situations clés pour les analyser, puis les didactiser (Bouchard, 2008, p. 130). Ainsi, les pratiques numériques, qui se généralisent dans les salles de classe, méritent d’être étudiées car « la diversification de leurs tâches applicatives permet d’entrevoir une reconfiguration globale de la relation pédagogique » (IGEN, 2010, p. 64). On peut dès lors interroger les répercussions de cette évolution sur les interactions en classe : quels en sont les effets sur le discours produit par l’enseignant et quelles pistes didactiques peut-on envisager en FLSco, afin de permettre aux élèves allophones d’appréhender les compétences scolaires liées au numérique ?
Après avoir précisé le cadre théorique dans lequel nous nous inscrivons, nous présenterons succinctement notre cadre de recherche, le corpus constitué ainsi que la méthodologie élaborée pour effectuer nos analyses. Celles-ci permettent d’identifier différentes fonctions pédagogiques liées aux usages numériques (Tricot, 2020) et de caractériser les spécificités qui en découlent dans les interactions verbales en classe, notamment dans le discours de l’enseignant. Enfin, nous proposerons quelques pistes qui pourraient être exploitées par les enseignants des UPE2A dans le cadre d’une didactique du FLSco encore en construction.
1. Cadre théorique : discours de l’enseignant, compétence scolaire et usages numériques
1.1. Caractérisation du discours de l’enseignant
De nombreuses recherches (Sinclair & Coulthard, 1975 ; Altet, 1994 ; De Nuchèze, 2001 ; Beacco & coll., 2015) ont permis de mettre en exergue les principales caractéristiques des interactions verbales au sein de la classe et d’en montrer la dimension fortement ritualisée. Si on se focalise spécifiquement sur le discours de l’enseignant, il convient tout d’abord de souligner que, comme tout discours oral, même s’il fait l’objet d’une préparation en amont, il n’échappe pas à certains phénomènes caractéristiques (hésitations, ruptures thématiques, digressions, distension des chaines anaphoriques, répétitions, paraphrases, ellipses, etc.). Ceux-ci peuvent constituer autant d’obstacles à la compréhension pour les élèves allophones qui doivent trouver leur place dans un « jeu dialogal d’une grande complexité » (Vigner, 2009, p.51), d’autant que, dans sa structuration, le discours oral relève d’une « syntaxe parlée » (Weber, 2013) qui a peu à voir avec les formes canoniques de l’écrit auxquelles sont par ailleurs confrontés les élèves.
Le discours de l’enseignant se distingue également par une complexité qui se joue sur différents plans. On peut ainsi souligner le caractère polylogal de la communication pédagogique (Bouchard, 2005) puisqu’au fil d’un cours, l’enseignant s’adresse alternativement à l’ensemble de la classe, à des groupes ciblés d’élèves ou à des élèves en particulier, en variant les instances énonciatives. Ce discours est également plurifonctionnel dans la mesure où l’enseignant assume différents rôles. Il est le « chef d’orchestre » (De Nuchèze, 2001) qui régule la vie de la classe : il veille au respect des règles qui régissent les situations de communication scolaires, il organise les activités pédagogiques, il produit un discours heuristique visant à construire les connaissances et compétences avec les élèves, il dispense un enseignement en reprenant à son compte un discours expert dans sa discipline. « Ces rôles se superposent, leur simultanéité aboutissant à [une] alternance discursive extrêmement resserrée » (Parpette & Peutot, 2006, p. 167). Enfin, il convient de souligner le « travail oralographique » (Bouchard, 2005) à l’œuvre dans les interactions en classe où l’oral et l’écrit s’imbriquent de manière quasi permanente. Quelle que soit la discipline, le discours de l’enseignant s’articule en effet le plus souvent autour de différents supports scripturaux de natures variées, constitutifs des enseignements, sur lesquels s’engage un travail d’analyse et de réflexion (Vigner, 2009, p. 52).
1.2. La compétence scolaire : dimensions sémiotique et praxéologique des apprentissages
Si l’on se place du point de vue de l’apprenant allophone qui doit suivre les différents enseignements en classe ordinaire, l’analyse de discours ne permet d’appréhender que partiellement les situations scolaires auxquelles il est confronté. Il faut pouvoir les analyser dans un cadre élargi afin d’en percevoir la complexité. Dans cette perspective holistique, la notion de « compétence scolaire » permet de sortir du seul prisme de la compétence de communication. Mobilisée par Gajo (2001, p. 152) pour analyser les situations d’enseignement bilingue par immersion, elle désigne l’ensemble des règles sous-jacentes à l’interaction en classe, qui, au-delà des compétences disciplinaires, relèvent du « métier d’élève ». Reprise dans le contexte de l’enseignement du FLSco aux élèves allophones par des chercheurs du laboratoire ICAR1, (Bouchard & Cortier, 2006 ; Bouchard, 2008 ; Bouchard & Parpette, 2008), la compétence scolaire est redéfinie « sous une forme plus praxéologique (…) [visant] alors globalement à permettre à l’EANA de mieux vivre son métier d’élève, tant verbal que non verbal au sein de la culture scolaire française » (Bouchard, 2008, p. 141). Dans cette perspective, l’étude des interactions langagières doit pouvoir intégrer deux dimensions essentielles : le sémiotisme et la praxéologie des situations scolaires.
Les interactions pédagogiques se tissent tout d’abord à partir d’une multiplicité des représentations sémiotiques2 qui circulent dans les différentes disciplines. Elles correspondent à des « dispositifs pluricodés » (Vigner, 2009, p. 175) qui combinent, dans des proportions variées, des langages de différents types (figuratif, graphique, iconique, numérique, etc.) qui peuvent être ou non légendés. Les cartes, schémas, photographies, croquis, tableaux, graphiques, calculs sont ainsi autant de langages que les élèves doivent apprendre à décrire, analyser et produire. Ils font donc appel au langage verbal en production et en réception, à l’oral comme à l’écrit, dans des activités de transcodage (passage d’un énoncé de problème à une écriture mathématique, rédaction d’un programme de construction d’une figure géométrique, description d’une photographie de paysage, etc.). Dans ce cadre, « apprendre signifie (…) s’approprier, manipuler, maitriser des contenus de savoirs, objectivés dans des signes ou des représentations » (Charlier, 1999, p. 63). L’enjeu est donc à la fois langagier et cognitif pour les apprenants, et, de ce point de vue, le parcours scolaire antérieur de l’élève allophone est déterminant. Si celui-ci a déjà été confronté à ces représentations sémiotiques au cours d’une précédente scolarisation, il pourra facilement transférer ces savoirs. Un élève, qui sait lire une carte légendée, connait la notion d’échelle ou peut lire et interpréter des données sur un graphique et il pourra plus aisément s’intégrer à des situations scolaires similaires en français. Ce qui lui fera défaut, ce sont les compétences langagières spécifiques mobilisées dans ce cadre. À contrario, un élève peu ou pas scolarisé antérieurement sera confronté à une double difficulté à la fois langagière et conceptuelle.
Enfin, certaines situations scolaires portent sur la mise en œuvre de savoir-faire actionnels « [impliquant] des objets et des artefacts variés » (Bouchard, 2008, p. 139) qui sont montrés, manipulés et étudiés, et à partir desquels se tresse le discours didactique. Cette dimension praxéologique des enseignements est constitutive de certaines disciplines comme les sciences (observation directe, démarche expérimentale, manipulation d’outils d’observation comme le microscope) ou les mathématiques (réalisation de tracés géométriques sur papier ou logiciel, programmation sur ordinateur, prise de mesures). De manière plus générale, le recours de plus en plus fréquent aux outils numériques dans les salles de classe s’inscrit dans cette dimension praxéologique et se traduit par des usages langagiers spécifiques sur les plans discursif et linguistique qui pourront faire obstacle aux élèves allophones dans la compréhension de ces situations scolaires.
1.3. Usages pédagogiques du numérique
L’Éducation nationale s’est engagée dans une politique volontariste afin de généraliser l’utilisation du numérique à l’école. Si on s’en tient aux directives les plus récentes, les « états généraux du numérique » en 2020 ont ainsi permis de lancer un certain nombre de propositions et d’actions dont une partie concerne la formation des enseignants. Dans le prolongement, la mise en œuvre d’une « stratégie numérique pour l’éducation 2023-2027 »3 permet de mesurer les changements qui s’opèrent au sein de l’institution scolaire. La « culture numérique »4 fait ainsi désormais partie des compétences professionnelles attendues chez l’enseignant et conduit à une modification progressive des pratiques dans les classes avec le développement de nouveaux savoir-faire et de nouveaux gestes professionnels. Toutefois sur le terrain, cette évolution des pratiques enseignantes reste inégale, la généralisation du numérique reposant sur « des leviers hétérogènes et interdépendants difficiles à appréhender dans leur ensemble, compte tenu de la variété des représentations, des acteurs et des structures » (Villemonteix, 2014, p.168). Cet écart entre les injonctions officielles et les pratiques effectives dans les classes tient en partie à la question cruciale de la formation initiale et continue des enseignants d’un point de vue technique, mais aussi didactique et pédagogique pour repenser la construction des savoirs chez les élèves. Les outils numériques ne sont en effet que des outils et leur efficience dépend de l’usage qui en est fait en classe :
Pour être efficaces, les outils doivent non seulement être pertinents pour l’apprentissage de la connaissance visée, mais aussi être intégrés de façon pertinente dans une situation d’enseignement – apprentissage, c’est-à-dire qu’ils doivent être compatibles avec la tâche à réaliser, avec le temps disponible, avec l’organisation sociale, matérielle et spatiale de la situation (Tricot, 2020, p. 72).
Or, Villemonteix (2014) déplore que le plus souvent, les pratiques observées dans les classes « ne relèvent pas d’une quelconque innovation pédagogique et se limitent à convoquer les outils dans une approche classique de la gestion de la classe » (p. 171). On peut citer à titre d’exemple l’utilisation généralisée de la vidéoprojection qui facilite certes la diffusion collective des différents documents et supports étudiés en classe, mais qui conforte finalement le modèle d’un enseignement frontal et descendant. Notre objectif n’est cependant pas ici de discuter de l’efficacité pédagogique de ces pratiques mais de nous focaliser sur les nouveaux gestes professionnels qu’elles induisent. Dans le cadre d’une didactique du FLSco, il s’agira d’en étudier les effets du point de vue des pratiques langagières et, dès lors, de « faire apparaitre tout ce qui, dans l’objet de discours considéré, sert à la formation scolaire de l’apprenant » (Verdelhan-Bourgade, 2002, p. 112).
2. Méthodologie de recherche : le paradigme de l’interdisciplinarité
2.1. Une recherche à la croisée de différents domaines
Le projet de recherche qui a été mené s’inscrit dans une perspective didactique, la finalité étant d’établir les objectifs et contenus d’apprentissage à travailler prioritairement avec les élèves allophones pour faciliter leur inclusion scolaire. De ce point de vue, le FLSco ne peut se limiter au seul champ de la didactique des langues. Étudier la langue de scolarisation nécessite de se positionner au croisement des didactiques du français (langue étrangère et seconde, langue maternelle) et des didactiques des disciplines, et de mettre en relation des apports des sciences du langage comme des sciences de l’éducation. Nous nous inscrivons donc dans un positionnement à la croisée de différents champs de recherche, revendiqué par les chercheurs du domaine (Verdelhan-Bourgade, 2002 ; Chnane-Davin, 2004 ; Le Ferrec, 2012). Ce paradigme de l’interdisciplinarité se caractérise par une mise en relation des apports respectifs qui est la plus à même de répondre à la complexité des phénomènes observés (Lenoir, 2015). Ce positionnement, qui apparait dans notre cadre théorique, conditionne également nos choix méthodologiques.
2.2. Un corpus multimodal et protéiforme constitué dans des classes ordinaires
Les données sur lesquelles nous nous appuyons sont issues d’une recherche qui s’est construite à partir de l’analyse de séances de classes ordinaires au collège dans trois disciplines : les sciences de la vie et de la terre (désormais SVT), les mathématiques et l’histoire-géographie. Nous avons choisi le niveau de la 6e car il constitue une année stratégique dans le cursus scolaire des élèves ; il clôt le cycle trois et constitue parallèlement la première année de l’entrée dans le secondaire. Les enseignants accordent donc une attention particulière à des aspects organisationnels et méthodologiques dans leur discipline qui ne sont plus nécessairement observables dans les niveaux supérieurs. Il convient par ailleurs de préciser que les établissements retenus n’étaient pas concernés par l’accueil d’élèves allophones et ne disposaient pas d’UPE2A. L’objectif était d’aller observer des situations scolaires « ordinaires » telles qu’elles sont vécues par les élèves natifs dans différentes disciplines.
Afin de pouvoir appréhender ces situations dans toutes leurs composantes, orales et écrites, verbales et non verbales, nous avons observé et filmé quinze séances de classe et nous avons collecté les textes et documents qui ont circulé au cours de celles-ci (captations photographiques du tableau blanc, pages des manuels en lien avec les chapitres étudiés, traces écrites dans les cahiers d’élèves). Si l’objectif était de pouvoir appréhender la diversité des situations scolaires rencontrées dans ces séances, nous nous limitons dans le présent article aux situations qui mobilisent des outils numériques.
2.3. Des outils d’analyse issus des sciences du langage et des sciences de l’éducation
La complexité du corpus, combinée à la finalité didactique des analyses a nécessité le recours à différents outils et méthodes pour permettre une étude des situations scolaires dans une perspective multimodale. Les comportements interactionnels verbaux et non verbaux s’inscrivant dans le cadre élargi de la « compétence scolaire » (Gajo, 2001 ; Bouchard, 2008), d’autres paramètres doivent être pris en compte au-delà du seul discours de l’enseignant. Nous avons ainsi combiné plusieurs axes d’analyses complémentaires qui empruntent aux sciences du langage et aux sciences de l’éducation.
Les séances filmées ont été étudiées en s’appuyant sur l’analyse par tableau synoptique de Schneuwly et coll. (2006) qui permet de « restituer simultanément deux types d’informations : le discours de l’enseignant et les chaines d’action » (p. 187). Cet outil apporte ainsi « une vision holistique de la séquence de travail » en traitant et concentrant des données recueillies dans la classe de manière séquentielle et hiérarchique (p. 175). Nous l’avons adapté à notre recherche, afin d’y regrouper différents points de focalisation sur les situations scolaires, en structurant l’analyse en trois niveaux : macro, méso et micro. À un premier niveau, il s’agit de pouvoir identifier la structuration didactique des séances en repérant les grandes phases, telles qu’elles sont organisées par les enseignants. À un deuxième niveau, pour chaque phase, nous avons analysé la dimension pragmatique de leurs interventions à partir des actes de langage réalisés, afin de déterminer leur valeur illocutoire, directe ou indirecte (Sinclair & Coulthard, 1975 ; Kerbrat-Orecchioni, 2001) ; l’identification des documents et supports associés aux interventions a par ailleurs permis de prendre en compte leur dimension oralographique. Enfin, à un niveau micro, l’analyse s’est principalement focalisée sur le repérage des récurrences et des spécificités dans le discours des enseignants sur les plans linguistique (lexique scolaire et disciplinaire, types de propositions, temps et modes, connecteurs…) et discursif (système d’énonciation, système pronominal, déictiques, tournures elliptiques…), en intégrant les aspects paraverbaux (intonation, allongement vocalique, accentuation, pause) et non verbaux (actions et gestes en appui du discours). Ces analyses ont notamment permis d’identifier des routines de fonctionnement au sein des classes observées et de sélectionner des situations scolaires clés, représentatives du déroulement d’un cours en classe « ordinaire ». Elles montrent également ce qui peut opacifier la compréhension du discours didactique. Ces choix méthodologiques s’inscrivent ainsi dans le champ de l’analyse interactionnelle en accordant une place importante au contexte et à la multimodalité des interactions (Mondada, 2006 ; Filliettaz, 2018).
Nous avons également mobilisé d’autres outils méthodologiques pour l’étude des représentations sémiotiques, des manuels scolaires et des cahiers d’élèves que nous ne détaillerons pas ici dans la mesure où nous nous centrons sur les interactions orales, et plus spécifiquement sur le discours de l’enseignant.
3. Des fonctions du numérique associant plus ou moins les élèves
En classe ordinaire, les enseignants des disciplines mobilisent des outils numériques variés pour des fonctions pédagogiques différentes (Amadieu & Tricot, 2020). Dans les observations réalisées nous avons identifié des séances utilisant le vidéoprojecteur, le tableau blanc interactif (désormais TBI), les ordinateurs portables et les ordinateurs fixes, parfois de manière combinée. Selon les phases d’apprentissage et les tâches demandées aux élèves, on constate que les fonctions pédagogiques associées aux usages numériques diffèrent. Nous nous basons sur la typologie établie par Tricot (2020) qui recense 25 fonctions distinctes bénéficiant des apports du numérique. Nous choisissons ici d’en retenir cinq, représentatives des pratiques les plus souvent observées dans les classes. Cette analyse servira ensuite d’assise pour identifier les principales caractéristiques du discours de l’enseignant qui s’y déploie.
3.1. Présenter de l’information : la vidéoprojection omniprésente
Cette première fonction consiste à montrer des textes, des représentations sémiotiques, des vidéos que les élèves devront percevoir, traiter et comprendre (Tricot, 2020, p.6). De ce point de vue, l’utilisation de la vidéoprojection constitue l’outil numérique le plus utilisé par les enseignants observés. Sa généralisation dans les salles de classe permet en effet une diffusion collective de supports et documents qui étaient auparavant distribués aux élèves sur des polycopiés (avec les problèmes de qualité que cela pouvait poser) ou qui figuraient dans le manuel. Il peut s’agir de documents issus de la version numérique de celui-ci, de documents collectés par les enseignants dans des sources variées ou de documents conçus par eux. Deux configurations de diffusion ont principalement été observées : soit le support diffusé est disponible simultanément en vidéoprojection et sur support papier, soit il est disponible uniquement en vidéoprojection et les élèves ne peuvent effectuer la tâche demandée sans en tenir compte ; il y a alors complémentarité entre le document vidéoprojeté et l’activité à réaliser à partir de celui-ci.
La vidéoprojection permet également de présenter des phénomènes dynamiques complexes à partir de cartes ou de schémas en faisant apparaitre progressivement les éléments qui les composent. Ainsi, en géographie, sur la carte schématisée de la métropole londonienne, les constituants se dévoilent petit à petit en lien avec la légende, ce qui permet aux élèves de mieux comprendre celle-ci et d’appréhender les dynamiques spatiales et temporelles en jeu dans la construction d’une métropole :
Et5 : (…) donc ça* c’est le cœur historique / ensuite // vous allez comprendre tout de suite [Et complète la carte] a un moment donné / dans ce cœur historique / on a manqué de ↑ // de quoi ?
El : de place
Et : de PLACE / on pouvait plus construire des autres maisons / parce qu’il y avait trop d’habitants / donc que fait-on ? / ben on* ↑
Els : on agrandit
Et : on s’étale / on agrandit on s’étale autour // d’accord / et là* on a affaire donc au centre-ville de Londres / je continue mon avancée dans l’histoire // il y a toujours / on manque de la place ou lors les loyers sont trop chers // [Et projette un nouvel élément sur la carte] je vais encore une fois élargir /
Ces animations, qui permettent une présentation dynamique des données, sont également présentes en mathématiques (vidéo d’un programme de construction géométrique) ou en histoire (carte animée du bassin méditerranéen présentant les étapes de l’Odyssée d’Ulysse).
3.2. Découvrir des concepts abstraits
La construction des savoirs disciplinaires doit nécessairement passer par une phase de conceptualisation qui s’opère généralement par un passage du concret à l’abstrait, du particulier au général. Ce processus d’apprentissage peut être facilité par l’utilisation d’outils numériques, comme nous avons pu l’observer dans certaines séances. Ainsi, en mathématiques, dans un cours consacré à la construction du concept de cercle comme ensemble des points équidistants du centre, l’enseignant utilise les fonctionnalités du logiciel GeoGebra pour faire émerger, par une démarche inductive, cette définition que les élèves devront ensuite verbaliser dans la phase d’institutionnalisation :
Et : vous voyez ici effectivement j’ai programmé GeoGebra de façon à ce qui fasse le travail pour nous // donc je lui ai donné le point o qui est le:↑
El : centre
Et : centre/ je lui ai donné cette distance-là qui est le ↑
Els : rayon
Et : RAYON / il a déjà commencé à faire un point qui était à la bonne distance du point o / et puis à chaque fois que je vais cliquer sur le mot nouveau ici il va me créer un nouveau point // toujours la même distance (…) // qu’est-ce qu’on voit dessiner à chaque fois que j’appuie sur nouveau ?
Els : (…) un cercle !
Et : (…) et pour vérifier je vais pouvoir cliquer sur la case solution / et qu’est-ce qu’on voit bien apparaitre ? / le cercle / (…) est-ce qu’il y a des points qui ont été placés en dehors du cercle ?
Els : non
Et : non ils sont tous exactement sur le cercle hein / (…) quand on va zoomer on va se rendre compte qu’ils sont tous exactement sur le cercle // et du coup // euh: moi si je vous ai fait faire cette activité-là c’est parce que j’aimerais bien que VOUS me formuliez / une définition d’un cercle // qu’est-ce que c’est un cercle ? /
On peut également noter que certaines vidéoprojections ou animations, combinant plusieurs éléments, facilitent les comparaisons et les mises en relation pour amener les élèves à mieux appréhender certains concepts. C’est le cas en géographie où au cours d’une séance, l’enseignant fait analyser successivement des photographies de différents paysages, vidéoprojetées au tableau, qui sont mises en relation avec un planisphère légendé pour aborder la notion de désert humain et de contrainte naturelle.
3.3. Faire manipuler
Grâce au TBI, des manipulations peuvent plus facilement être réalisées par les élèves ou l’enseignant. Les séances de mathématiques sont, de ce point de vue, intéressantes à observer. À plusieurs reprises et selon des modalités variées, des manipulations sont effectuées au tableau, que ce soit en géométrie avec le logiciel GeoGebra, en calcul ou en résolution de problèmes. Les élèves interviennent notamment dans la première phase de la séquence d’apprentissage, dans une situation de découverte élaborée par l’enseignant. Le TBI est alors utilisé dans ses fonctions d’interactivité et non uniquement de projection. Cette dimension praxéologique des apprentissages transparait ainsi dans les usages numériques mis en place par l’enseignant pour construire, avec les élèves, les objets mathématiques étudiés. L’exemple ci-dessous montre un élève qui manipule des billets et des pièces sur TBI dans une phase de découverte des opérations prioritaires dans les calculs numériques :
Et : (…) tu vois c’est écrit en bas cinq fois cinquante plus trois fois dix plus trois fois deux / je veux que tu essaies d’avoir ça avec les billets // là tu as pris quoi pour l’instant ?
El : XXX
Et : UN billet de cinquante / bon c’est le premier / il faut que tu en prennes ↑
El : cinq
Et : cinq / bon allez ouais tu en reprends d’autres hein // ouais /enfin décale-les un petit peu pour qu’on les voie tous parce que là on va plus savoir compter après / voilà // trois // quatre // cinq // c’est compris ? / il y a quelqu’un qui veut faire les billets de dix ? //
Le TBI facilite également la manipulation des outils mathématiques pour réaliser des tracés en géométrie ou prendre des mesures, que ce soit par l’enseignant ou par les élèves.
3.4. Expérimenter
Les expérimentations, qui tiennent une place importante dans les disciplines scientifiques, peuvent être réalisées par le biais de logiciels de simulation d’expériences qui favorisent l’appropriation de la démarche scientifique en contournant les contraintes que peuvent poser certaines d’entre elles (gestion du temps, contraintes matérielles, accès au milieu…). Les élèves peuvent ainsi plus facilement modifier les paramètres et observer les résultats entre le témoin et le test. Dans ce cas, le guidage de l’enseignant pour la réalisation des travaux pratiques (désormais TP) peut se combiner à des considérations liées à l’utilisation de l’outil numérique, comme c’est le cas dans un TP observé en SVT sur la croissance des plantes.
Figure 5 : Captations photographiques d’une consigne vidéoprojetée et de l’interface d’un logiciel de simulation en cours de SVT
Et : Alors tu vas dans sommaire /// expérience /// et là tu vas retrouver certaines des hypothèses qu’on a proposées /// (…) donc tu as un petit texte ici qui t’explique l’expérience // tu as deux montages qui correspondent à ce qu’on a vu / le test et le témoin // donc là l’hypothèse qui est testée c’est laquelle ?
El : Euh / celle-là ?
Et : non / alors reviens au sommaire // expérience // voilà (…) dans le cas du témoin tu vas donner quoi à la plante ?
El : de l’eau
Et : et dans le cas du test ?
El : ben sans eau
Et : sans eau / donc celle-ci tu la remplis avec de l’eau // celle-ci tu mets rien // et laisse se dérouler l’expérience elle se fait / regarde / premier jour deuxième jour // tu vas pouvoir observer la croissance ou pas de la plante // et donc ton travail après / c’est de comparer les résultats des deux montages et de faire une conclusion
3.5. Résoudre des problèmes
L’utilisation d’outils numériques dans les séquences d’apprentissage permet de mettre les élèves en situation de résolution de problèmes, c’est-à-dire « essayer d’atteindre un but dans une situation alors qu’on manque de connaissances pour le faire » (Tricot, 2020, p. 26). Pour cette fonction spécifique, les mathématiques constituent là encore une discipline de prédilection, que ce soit avec des ordinateurs portables ou le TBI, comme l’illustre l’exemple suivant où l’enseignant propose un problème de calcul à partir d’une situation construite avec un site de calcul de distance :
Et : (…) alors je voudrais partir d’une situation / euh / d’une situation qui serait ben voilà j’ai euh / j’ai un élève qui / [Et ouvre un site internet] alors je vais sur internet pour vous montrer une carte / j’ai une élève qui habite à un endroit / à XXX par exemple // euh qui vient au collège le matin en vélo / et qui le soir doit retourner chez une copine pour dormir parce que ben il y a personne à la maison donc elle peut pas dormir chez elle // et l’objectif est de savoir quelle est la distance que cette élève-là a parcourue pendant toute la journée /
L’enseignant part ainsi d’un contexte qui fait sens pour les élèves, directement en lien avec leur environnement quotidien.
À travers ces quelques exemples de situations scolaires, on voit que les outils numériques permettent des fonctionnalités spécifiques qui modifient la manière dont l’enseignant construit son cours et interagit avec les élèves. Ainsi son discours s’en trouve modifié, comme nous allons à présent le montrer.
4. Spécificités du discours enseignant en lien avec les usages numériques
4.1. Omniprésence des représentations sémiotiques : ellipses, brouillage énonciatif et ruptures discursives
Dans la quasi-totalité des séances observées en mathématiques, histoire-géographie et SVT, les enseignants ont recours aux outils numériques pendant leur cours : dans les phases de découverte ou de cours dialogué pour construire les notions disciplinaires, pour les activités et exercices de structuration et de réinvestissement, en évaluation afin de présenter les consignes ou faire la correction, etc. On peut également souligner la très grande diversité des représentations sémiotiques vidéoprojetées ou exploitées sur TBI, quelle que soit la fonction associée. Ce plurisémiotisme, caractéristique des écrits scolaires, n’a rien de nouveau et n’est pas spécifique à l’emploi du numérique :
La lecture d’un document composite implique de maitriser aussi les codes propres à chaque composante sémiotique (image, graphique, texte, schéma…) ainsi que les codes permettant de mettre en rapport les différents documents les uns avec les autres – indications verbales (les légendes) ou non verbales (contiguïté dans l’espace de la page, flèches, encadrés) des rapports entre ces composantes. (Bautier & coll., 2012, p. 65)
En revanche, ce qui est modifié dans certains cas avec le recours en continu à la vidéoprojection, c’est l’exposition relativement brève à ces documents pourtant complexes à décoder, mais aussi leur omniprésence dans l’espace visuel des élèves, accentuant la dimension oralographique des interactions verbales (Bouchard, 2005). Pour illustrer ces différents aspects, récurrents dans le corpus étudié, nous pouvons citer l’exemple d’une séance d’histoire de 55 minutes consacrée à la cité d’Athènes au cours de laquelle neuf représentations sémiotiques, de natures très variées (photographies de vestiges, reconstitution dessinée, carte, carte schématisée, textes…), vont se succéder à 14 reprises afin de construire progressivement les connaissances visées dans le cadre d’un cours dialogué, ce qui fait une moyenne de quatre minutes de présentation par document.
Dès lors, les phénomènes caractéristiques de l’oral que nous avons précédemment soulignés (voir 1.1.) s’en trouvent exacerbés. Les enseignants font ainsi très souvent référence aux éléments extralinguistiques vidéoprojetés sans nécessairement les nommer ou les préciser, ce qui conduit à l’utilisation de multiples déictiques, notamment ça, ici et là, qui se caractérisent par leur polyvalence référentielle. Quand ils sont accompagnés d’un geste de l’enseignant ou d’un pointage informatique, ils peuvent faciliter l’association entre le signifiant et le signifié comme c’est le cas dans l’exemple suivant :
Et : (…) / il y a des montagnes mais il y a pas que ça / ici* /// (…) ce sont des plaines / regardez là il y a des maisons / si on a pu construire des maisons là* c’est que c’était beaucoup plus plat ce sont des plaines /
Mais il arrive plus fréquemment que l’identification du référent reste à la seule charge de l’élève quand l’enseignant considère que l’élément dont il parle doit être connu ou quand celui-ci a déjà été nommé précédemment. Or, pour les élèves allophones, la mémorisation d’un terme nécessite d’y être confronté à plusieurs reprises et dans des contextes différents. On peut ainsi souligner la difficulté que pose le pronom indéfini ça, omniprésent dans le discours des enseignants, dont le référent peut être plus difficile à identifier, ce qui engendre un certain « brouillage énonciatif » (Cicurel, 1996), comme c’est dans l’exemple suivant en mathématiques :
Et : [Et écrit au tableau] je calcule le sept fois cinq ça fait ↑
El : trente-cinq
Et : trente-cinq [Et écrit au tableau] / et je mets le plus entre deux [Et écrit au tableau] // du coup pour l’instant / j’ai ça* qui est égal à ça*/ mais est-ce que ça c’est la solution: / est-ce que c’est le résultat que je veux avoir à la fin ? / non / bien sûr ça c’est qu’une ↑ // ça n’est qu’une ↑
El : une répétition
Il y a donc une tension entre la nécessité d’expliciter les actions et les notions en présence et le recours à des déictiques, constitutifs du discours oral, qui laissent un vide sémantique que les élèves doivent prendre à leur charge (Beaugrand et coll., 2021, p. 63). Or, la question de la précision terminologique et l’acquisition d’un lexique de spécialité constituent des points essentiels dans la maitrise du français de scolarisation par les élèves allophones.
Enfin, l’utilisation des outils numériques ne va pas sans poser certains problèmes techniques, que l’enseignant doit résoudre en temps réel devant les apprenants. Ces petits incidents de manipulation sont très souvent verbalisés par les enseignants :
Et : alors vous allez comprendre tout de suite [Et manipule l’ordinateur et projette une photo] on se trouve en Grèce // peu importe l’endroit // d’ailleurs je crois que / j’ai zoomé trois fois / ah ben non / si je mets déjà la réponse /// alors / voilà le paysage / qu’on retrouve tout le temps en Grèce /
Et : (…) oh là / attendez // euh // j’ai fait une petite bêtise / hop [Et modifie les paramètres] // excusez-moi / si je fais ça je vais casser tout ce que je voulais faire / donc là j’ai fait mon trajet pardon du matin / du collège du domicile jusqu’au collège / l’après-midi je me crée un autre trajet parce que si je mets les deux sur le même ça va pas faire ce que je veux ↑ /
Ces énoncés, peu utiles à l’élève allophone, peuvent entraver sa compréhension du cours car ils sont imbriqués dans le discours didactique et créent des ruptures thématiques et énonciatives qui complexifient la réception de la parole de l’enseignant en brouillant son discours pédagogique.
4.2. L’emploi d’un discours métacodique spécifique
Si certaines représentations sémiotiques font peu, voire pas, appel au langage verbal en disposant de leur propre système de codage, leur utilisation en situation scolaire nécessite le déploiement de formes langagières pour leur description et leur analyse, caractérisées par un lexique et des constructions syntaxiques spécifiques. Quand ces représentations sémiotiques sont présentées par le biais des outils numériques, ce discours peut se construire différemment. Dans les deux extraits suivants du verbatim, l’un en histoire, l’autre en mathématiques, on peut ainsi observer comment ces marques discursives s’insèrent dans le discours de l’enseignant.
Dans ce premier extrait, une animation sur une carte schématisée de la cité d’Athènes est utilisée pour montrer le chemin de la procession lors des Panathénées, en se référant au code couleur de la légende qui figure sur le document :
Et : allez on y va / regardez ce qui va apparaitre /// [Et lance une animation sur la carte] vous avez vu ?
Els : oui
Et : qu’est-ce qui est apparue comme animation ?
El : le parcours
Et : oui mais comment ça s’est matérialisé ?
El : euh
Et : par un chemin ↑
El : bleu
Et : bleu / d’accord / et on vous dit que c’est le parcours c’est-à-dire le trajet / de la ↑
El : procession
Dans ce second extrait, l’enseignant construit, directement avec un site de calcul d’itinéraire, la situation d’un problème que les élèves vont devoir résoudre ensuite. Il explicite ainsi toutes les étapes de construction de la situation dans un long monologue dont nous ne conservons ici qu’un court extrait :
Et : ici on a XXX [Et manipule l’interface et pointe la ville avec le curseur] / et alors on va dire que // le collège il est où ? j’entends cette question / le collège il est LÀ [Et pointe le collège sur la carte avec le curseur] // voilà / vous avez vu c’est la partie colorée en rose là // ça marche ? / voilà l’école Rousseau elle est ici euh / bon je vais aller à XXX et puis je vais commencer: / je vais commencer ici // tac [Et pose un repère sur la carte] // (…)[et pose un repère sur la carte] donc je clique à l’endroit du collège et vous avez vu que la route elle se trace automatiquement / d’accord ? / c’est la route la plus courte pour aller en vélo de cet endroit-là au collège / et puis euh / le soi:r euh / on va aller où:: ? [Et se déplace sur la carte]/ ICI / tac [Et pose un repère sur la carte]/ alors je vais dézoomer pour qu’on voit bien tout le trajet qui a été fait // hop
En plus de l’emploi de déictiques précédemment évoqués, on peut relever tous les syntagmes qui concernent spécifiquement les manipulations sur le site, accompagnés ponctuellement d’onomatopées (tac, hop). Si l’on voit l’intérêt de partir d’une situation concrète qui fait sens pour les élèves, on peut s’interroger sur l’utilité de ce long propos préliminaire à la résolution du problème proprement dite, qui risque de faire perdre de vue la finalité première de l’activité.
La mobilisation des outils numériques dans certaines situations scolaires peut donc complexifier le décryptage à opérer pour les EANA, d’autant que tout un lexique spécifique s’y déploie pour désigner le matériel, les actions, les interfaces, les fonctionnalités, etc. (cliquer, zoomer, dézoomer, pointer, sélectionner, surligner, animation, menu, curseur, boite de dialogue…). Il leur faut ainsi à la fois acquérir les compétences langagières liées à la diffusion de représentations sémiotiques variées et en même temps intégrer ce qui relève particulièrement des usages numériques, les deux aspects étant imbriqués dans le discours de l’enseignant.
4.3. Un discours praxéologique et méthodologique
Dans certains cas, les interactions verbales se combinent avec la manipulation d’objets et/ou la réalisation de gestes spécifiques. La place accrue qu’occupent les outils numériques dans la salle de classe tend alors à renforcer cette dimension praxéologique de l’enseignement-apprentissage, notamment en sciences et en mathématiques. Cette évolution a également un impact sur les pratiques langagières qui se développent en lien avec ces outils, à la fois sur le plan sémiotique et praxéologique. L’utilisation de l’ordinateur en classe nécessite par exemple de pouvoir mobiliser des compétences numériques, transversales aux différentes disciplines, pour apprendre à enregistrer un document ou localiser un fichier, comme ici en SVT :
El : madame je sais pas où il faut aller
Et : alors tu vas dans sommaire /// expérience / et là tu vas retrouver certaines expériences qu’on a proposées
ou dans cette intervention en mathématiques :
Et : ah bon / bien / et dans GeoGebra / vous allez faire fichier : // ouvri:r // (…) quand vous avez fait fichier ouvrir vous faites le même chemin que tout à l’heure c’est-à-dire ce fich- euh ce pc: // (…) dans public / serveur u // on va dans sixième g: // dans mathémati:ques // re dans mathémati:ques // et là vous avez correction exercice // quatre-vingt-cinq page deux-cent-dix // vous double cliquez dessus↑
Sur le plan discursif, on peut relever des formes syntaxiques particulières induites par l’utilisation de l’ordinateur, que l’on ne retrouve pas dans le langage courant, avec le recours fréquent à des groupes prépositionnels introduits par dans, des tournures très elliptiques et l’absence de déterminant devant les noms désignant des éléments de l’environnement numérique (vous allez faire fichier ; vous avez correction).
Dans d’autres situations scolaires, l’utilisation de logiciels spécifiques est intégrée aux enseignements disciplinaires, comme les logiciels de simulation d’expériences en sciences ou le logiciel GeoGebra en mathématiques. Au discours didactique sur l’objet d’étude se combine alors un discours méthodologique et technique pour enseigner les fonctionnalités et la manipulation du logiciel aux élèves :
Et : d’accord / si je devais faire ça à la main / on utiliserait quel outil ? (…)
El : la règle
Et : la règle / si je devais faire ça avec GeoGebra [Et ouvre le logiciel] / j’utiliserais quel outil ? / euh Clara
El : on XXX euh segment euh: à longueur donnée
Et : segment de longueur donnée / qui se situe dans quelle: euh le combien ?
El : le troisième
Et : le troisième* effectivement dans le troisième ici* on a segment de longueur donnée /
Ces temps dévolus aux aspects techniques peuvent donner lieu à des interactions décrochées de l’interaction principale visant la construction des savoirs disciplinaires, afin d’apporter une aide méthodologique, comme c’est le cas dans l’extrait suivant en mathématiques :
Et : ah / ben bien sûr // tiens / alors pour prendre euh: les billets tu prends juste le crayon / tu le tiens bien tu sais avec le petit point vers le haut // voilà // tu: prends le billet tu le glisses / dans l’espace blanc /// ah oui / là on voit plus rien // mets le crayon là sans appuyer / voilà // comme ça
Ainsi, dans les séances de manipulation avec des outils numériques, les interventions de l’enseignant se complexifient car elles portent simultanément sur des connaissances déclaratives et des connaissances procédurales.
5. Pistes pour une didactique du FLSco
L’analyse des situations scolaires en lien avec les usages numériques que nous venons de proposer doit pouvoir servir d’assise à une réflexion didactique en FLSco permettant « une formation à la scolarisation » (Verdelhan-Bourgade, 2002, p. 94), nécessairement plurielle.
5.1. Appréhender la pluralité des besoins d’apprentissage
En s’appuyant sur les analyses réalisées, on perçoit qu’un travail en lien avec le numérique nécessite de prendre en compte des besoins de différents types. En FLSco, les objectifs d’apprentissage relèvent en effet d’aspects langagiers, mais aussi, culturels, méthodologiques et cognitifs, imbriqués les uns aux autres (Beaugrand, 2021). Sur le plan langagier, on l’a vu, les interactions verbales qui s’engagent ont des caractéristiques spécifiques qui méritent d’être étudiées avec les élèves allophones car elles diffèrent souvent des situations de communication courantes. On pourra retenir prioritairement les compétences langagières mobilisées dans des situations transversales comme le repérage dans une arborescence, l’ouverture d’un fichier, les dénominations dans les interfaces numériques, etc. De plus, les dimensions plurisémiotique et praxéologique des situations scolaires se trouvent exacerbées par le recours fréquent aux outils numériques, ce qui nécessite de pouvoir se focaliser également sur ces aspects discursifs en FLSco.
Sur les plans méthodologique et notionnel, les compétences numériques qui sont construites dans les interactions verbales en classe seront d’une difficulté variable selon le parcours scolaire antérieur de l’EANA. Un élève qui dispose déjà d’une culture numérique précédemment construite en langue première aura beaucoup plus de facilités car il pourra transférer ses compétences et connaissances dans les situations scolaires rencontrées en France. Pour l’élève non scolarisé antérieurement, en revanche, la difficulté sera triple : langagière, cognitive et méthodologique.
5.2. Travailler la compréhension orale en lien avec les usages numériques
En didactique du FLSco il faut pouvoir donner toute sa place aux compétences liées à la compréhension orale, cruciales pour permettre aux EANA de suivre au plus vite les cours en classe ordinaire (Verdelhan-Bourgade, 2002 ; Vigner, 2009). Cela nécessite de disposer de modèles théoriques, d’objectifs d’apprentissage clairement établis et d’une progression structurée (Verdelhan-Bourgade, 2002, p. 144). Or, les enseignants d’UPE2A sont souvent mal formés à l’enseignement de l’oral (Weber, 2008) qui occupe une place trop limitée dans les dispositifs (IGEN-IGAENR, 2009). Les différentes analyses que nous avons pu présenter donnent un échantillon de situations scolaires qui pourraient faire l’objet d’un travail spécifique avec les EANA. Plusieurs pistes sont ainsi proposées par les chercheurs afin de « mettre en place une pédagogie de la compréhension » (Verdelhan-Bourgade, 2002, p. 93). Weber (2008) propose ainsi d’aider les EANA à se repérer dans la chaine parlée en développant de véritables stratégies de compréhension à partir de l’étude de courts extraits de séances de classe :
Concrètement, on peut partir de segments courts, provoquer des arrêts sur des segments de parole comme on ferait des arrêts sur image, souligner les récurrences et les expliquer (…). Ces moments d’observation réfléchie, d’arrêt sur les principales lois de l’oral, constituent selon nous une entrée pédagogique intéressante pour le développement de la conscience langagière orale et l’accès au sens. (p.177)
Parpette et Peutot (2005) proposent quant à eux d’élaborer des ressources didactiques spécifiques à partir d’enregistrements audio de classes ordinaires. Cette modalité permet de didactiser l’oral et d’aménager sa complexité sans avoir recours à des dialogues fabriqués non représentatifs de la réalité langagière à laquelle les élèves sont confrontés. Les séances enregistrées sont ainsi analysées puis didactisées afin de les rendre accessibles aux EANA. Dans la même perspective, Parpette et Bouchard (2008) suggèrent de recourir à des reconstitutions réalisées à partir de ces enregistrements de classes ordinaires, non compréhensibles en l’état en raison de leur complexité linguistique et discursive.
De notre point de vue, la multimodalité des situations scolaires, en lien avec leur caractère plurisémiotique et praxéologique, nous engage à encourager un travail à partir de vidéos de classe qui offrent plus de possibilités didactiques (Beaugrand, 2022) ; elles permettent de se focaliser sur différents plans. À un premier niveau, il est possible d’analyser le contexte d’enseignement, les éléments matériels et les actions réalisées par les élèves ou l’enseignant, grâce à la visualisation d’une vidéo sans le son et à des arrêts sur image. À un second niveau, les interactions langagières peuvent être analysées en lien avec les éléments visuels présentés, avec ou sans transcription pour permettre une analyse plus ou moins fine des composantes linguistiques. Il est à noter que l’enseignant UPE2A n’a pas nécessairement besoin de réaliser lui-même les captations vidéo. Il peut recourir à des ressources existantes, comme la banque de séquences didactiques de Canopé dans laquelle plusieurs séances de classe mobilisent des outils numériques ; ces vidéos pourront être didactisées pour concevoir des activités de compréhension orale. Ce travail de didactisation constitue selon nous une composante essentielle de la didactique du FLSco.
5.3. S’inscrire dans une perspective actionnelle
Enfin, les situations scolaires en lien avec les usages numériques se prêtent tout particulièrement à une démarche véritablement actionnelle. La notion de tâche permet en effet de dépasser une approche uniquement langagière en insistant sur l’action finalisée d’un ou plusieurs acteurs pour parvenir à un résultat donné, « la nature des tâches [pouvant] être extrêmement variée et exiger plus ou moins d’activités langagières » (Conseil de l’Europe, 2001, p. 121). Ainsi la perspective actionnelle fait écho à la dimension praxéologique des apprentissages scolaires en prenant également en compte les tâches non verbales. En proposant aux EANA des projets et activités qui mobilisent des outils numériques (conception de blog, activités sur tablette, production écrite par traitement de texte, conception d’un livre numérique audio, etc.) l’enseignant leur offre la possibilité de développer des compétences numériques et, à un autre niveau, de leur faire acquérir les éléments langagiers qui leur sont liés.
Conclusion
L’analyse des usages du numérique dans les situations scolaires a ainsi permis de confirmer la place importante qu’ils occupent ainsi que la diversité des utilisations qu’en font les enseignants. Sur le plan discursif, ces situations se caractérisent soit par un effet d’accentuation de phénomènes existants en lien avec les dimensions oralographique et praxéologique, soit par la manifestation de caractéristiques spécifiques qui diffèrent de la communication dans les situations courantes. D’un point de vue discursif, la vidéoprojection peut notamment conduire à une économie de paroles et à un discours plus elliptique de l’enseignant qui va à l’encontre du travail d’explicitation qui doit être mené, notamment pour les élèves les plus vulnérables. On mesure dès lors l’importance d’en faire un objet d’étude ciblé pour les élèves allophones, confrontés quotidiennement à ce discours quand ils sont inclus dans les différentes disciplines.
Nous espérons que cette analyse pourra constituer un apport utile aux enseignants exerçant en UPE2A, mais aussi aux enseignants de classe ordinaire qui les accueillent, afin de mieux percevoir la dimension langagière inhérente à leur discipline, qui ne se réduit pas qu’à une question de lexique de spécialité.