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Éditorial

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La Pensée d’ailleurs a vu le jour en 2019, faisant suite à un travail initial de structuration de l’équipe Normes & valeurs, équipe dont la particularité est d’articuler plusieurs domaines pour le champ éducatif : philosophie et psychanalyse en éducation, histoire de la pédagogie et de l’éducation, pédagogie et didactique. À l’origine de cette revue, il y avait la volonté de créer un nouvel espace de publication pour la communauté des sciences humaines et sociales, et de rendre possible la publication de travaux pouvant différer des normes dominantes dans le champ des recherches en éducation, et nécessitant, parfois, des formes de dialogues inter-intra ou transdisciplinaires. On peut s’en faire une idée en parcourant les numéros précédents depuis 2019.

Le comité de rédaction a voulu permettre aux contributeurs de proposer des articles éventuellement longs tout en les accompagnant pour l’expertise de ces propositions dans une optique coopérative. L’éditorial du premier numéro avait été signé par les co-fondateurs de la revue (Henri Louis Go, Xavier Riondet et Bérengère Kolly), en soulignant ses liens à la pensée du philosophe Jacques Rancière. L’idée de « pensée d’ailleurs » avait été formulée par Jacques Rancière en 1978 dans un article de la revue Critique1 où il disait vouloir

étudier la réalité sociale de la pensée de l’Autre comme espace de rencontres, d’affrontements, d’identifications et de retournements, lieu des partages sans cesse défaits et refaits, où s’abîment les stéréotypes du pouvoir et de la résistance.

Rancière identifiait cette logique de stéréotypes comme un « espace de représentation où se jouent la réduction de l’Autre et la diversification du Même ». Et reprenant la figure platonicienne d’une lutte contre les sophistes, il ajoutait :

Il ne s’agit donc plus de traquer le sophiste mais de l’égarer. Penser contre la sophistique c’est prendre, au moins comme idée directrice, le pari d’un travail inverse sur le savoir : travail de sabotage visant à le rendre malpropre à la consommation et inutile à la domination : travail pour décalibrer la marchandise, arracher les pancartes, déflécher les voies ; restituer aux carrefours forestiers l’angoisse de n’avoir pour savoir où aller à compter que sur soi et sur ces arbres que la mousse se fait un malin plaisir d’entourer de tous côtés ; rendre aux savoirs leurs singularités, aux rebelles leurs raisons, aux enfants amoureux leurs cartes et leurs estampes.

La pensée de Rancière nous est d’autant plus précieuse qu’il est l’auteur du fameux maître ignorant refusant d’être un maître explicateur, et que notre revue cherche à faire avancer l’idée d’une reconstruction de la forme scolaire d’éducation (Go, 2007). Nous n’avons pas la présomption de penser que nous parvenons, dans l’espace de cette revue, à « rendre aux savoirs leurs singularités, aux rebelles leurs raisons », mais nous tentons de travailler à ce que soient un jour rendues « aux enfants amoureux leurs cartes et leurs estampes ».

Dans cette aventure où nous voulions faire œuvre coopérative, le comité de rédaction s’est progressivement élargi et enrichi par l’intégration de chercheurs de différentes universités. Au fil des numéros, nous avons entretenu cette démarche d’aller ailleurs. Cette expression gagne rapidement en épaisseur lorsqu’on la repère dans certains entretiens philosophiques. On peut repenser ici au programme radiophonique « Radioscopie » de Jacques Chancel et à l’émission diffusée le 10 mars 1975 sur France-Inter dans laquelle ce dernier s’entretenait avec Michel Foucault. Vers la fin de cet entretien, les auditeurs pouvaient entendre un intéressant échange :

Jacques Chancel — Michel Foucault, j’ai l’impression que maintenant vous voudriez vous débarrasser d’un grand fardeau de savoir que vous avez, pour aller ailleurs, vous seriez presque tenté de repartir de zéro.

Michel Foucault — C’est drôle ce que vous dites là, parce que c’est très vrai. Dans la mesure où j’éprouve ce sentiment de plaisir à être débordé, à voir que ça va plus vite et plus loin que moi. Oui, un très grand sentiment d’allégement, de liberté et à la limite l’envie de prendre une demi-valise et puis d’aller ailleurs, ou bien pour ne rien faire, ou bien pour faire autre chose. Oui, absolument. Vous êtes un formidable diagnosticien.

Jacques Chancel — Mais cet ailleurs, vous l’avez fixé ?

Michel Foucault — Non, pas du tout. Peut-être resterai-je piétinant dans mes histoires, à me battre contre ces normalisations qui nous enserrent. Peut-être que je suis normalisé plus que je ne le crois, plus que je ne le veux.

(Foucault, 2024, p. 649)

Aller ailleurs apparaissait ici comme une démarche nécessaire pour produire un pas de côté par rapport aux normes qui contraignent nos regards et nos manières de travailler pour mieux questionner ces mêmes normes dans le jeu que Rancière dénonce entre pouvoir et résistance. Ce déplacement n’a pas d’orientations prédéfinies, il s’effectue au gré des rencontres et des circonstances. Ce rapport à l’ailleurs qui est en jeu dans le titre même de notre revue et se trouve au cœur de ce numéro apparaît comme le leitmotiv au cœur de notre démarche collective. Ce rapport aux normes, nous l’accueillons dans les textes que nous publions, mais nous le travaillons et le questionnons également dans notre rapport à la relecture des articles soumis à la revue, dans une perspective d’accompagnement de ces textes, de coopération avec les auteurs.

Ce numéro 7 de La Pensée d’ailleurs fut pour notre comité de rédaction le passage d’un cap Horn. Aurions-nous la force et le temps pour poursuivre notre route, après le volumineux numéro 6 ? De tous les caps, dit Sylvain Tesson (2025, p. 52), le cap Horn « a attiré le plus de tempêtes, alimenté le plus de chroniques » – en voici une de plus. Gageons que nous nous dirigeons à présent vers un cap Bonne-Espérance.

 

Le dossier thématique de ce numéro présente des articles reçus d’auteurs externes au comité de rédaction de La Pensée d’ailleurs, mais aussi, compte tenu de la particularité thématique de ce numéro, des contributions d’auteurs internes au comité de rédaction qui ont saisi l’occasion de célébrer la question de l’ailleurs.

Plutôt que de distinguer ces contributions en deux parties, l’une qui serait consacrée aux auteurs externes, l’autre aux auteurs internes, nous avons choisi de croiser ces contributions en les rapprochant selon leur contenu :

Le premier diptyque articule un texte d’Henri Louis Go, constituant l’ouverture du dossier, et un texte de Michel Fabre, où se tissent des réflexions sur l’inquiétante étrangeté de ce que l’on appelle le rapport à soi.

Suit un triptyque consacré à la manière d’agir du professeur, qui présente un texte d’Isabelle Jourdan, un texte collectif dirigé par de Tabatha Carton, et un texte de Maël Le Paven Jarno, textes qui ont en commun de réfléchir aux contradictions normatives entre les contraintes institutionnelles et celles qui en revendiquent la subversion.

Enfin, le dernier diptyque propose un texte d’Emmanuel Nal et Guy Lapostolle, et un texte de Félix Barancy, où il s’agit d’explorer la question d’un ailleurs comme expérience de pensée à la fois dans les tentatives de catégorisation de cet ailleurs et dans les chemins concrets qu’il s’agit de parcourir soi-même au milieu, si l’on peut dire, de soi-même.

 

Dans la rubrique Varia, nous présentons quatre articles très différents, que nous avons accueillis conformément à notre volonté d’ouverture et de diversification des objets de pensée, mais toujours en rapport avec notre ligne éditoriale :

Benoît Peuch déploie une analyse historique conceptuelle de la mise en quarantaine des jeunes enfants, de Chrysostome à Rousseau.

Thibaut Bouchet-Gimenez, quant à lui, pense cette quarantaine comme un effet culturel de la violence institutionnelle faite au milieu – au sens mésologique berquien – de vie des enfants amérindiens en Guyane.

Fabio Antonio Falcone et Axelle Bouvier analysent l’impensé scolaire de la formation à la culture artistique de la danse en prenant l’exemple des programmes de l’enseignement secondaire à Genève.

André D. Robert offre une exploration contrastée du rapport au théâtre de deux présidents de la République française, en interrogeant le lien entre leur rapport à la culture et leur façon de gouverner.

 

Dans la rubrique Recensions, nous proposons cinq lectures. Celles-ci s’inscrivent dans la démarche du comité de rédaction de publier des recensions de productions très diverses, pour objectiver le type d’études et de références qui soutiennent et nourrissent cette aventure éditoriale et épistémologique tout en contribuant à élargir le spectre de la culture scientifique et critique de nos lecteurs :

Carole Le Hénaff a lu un ouvrage de l’ethnologue Yvonne Verdier qui a étudié la position des femmes dans la société paysanne actuelle, à la fin des années 1970.

Guy Lapostolle fait une présentation thématique d’un ouvrage qui suggère une nouvelle approche ethnographique lors d’un dialogue entre Philippe Descola et Alessandro Pignocchi.

Vassilisa Livinchik revient sur une thèse soutenue à Lyon en 2016 par Jean Rakovitch qui éclaire de façon très nouvelle l’œuvre de Makarenko.

Bleona Rugovaj, après s’être entretenue avec Philipe Meirieu, rend compte de son ouvrage paru en 2024, Éducation : rallumons les Lumières.

Xavier Riondet propose une présentation croisée de trois ouvrages de Jean-François Dupeyron, présentation autour du concept – d’origine marxiste – des communs.

 

Dans la rubrique Entretien avec, après avoir pu lire, dans de précédents numéros, André D. Robert et son rapport à la philosophie, puis Augustin Berque et l’actualité de la mésologie, ensuite Gérard Sensevy sur son parcours dans les institutions d’enseignement, enfin Roland Gori comme psychanalyste dans la cité, c’est Frédérique-Marie Prot qui relate cette fois-ci une rencontre avec la danseuse classique Juliette Mignot. C’est d’un ailleurs de l’institution scolaire dont il est question ici. S’entretenir avec l’autre, entrer dans son monde et le faire partager. Ce monde de l’autre rendu accessible est toujours un ailleurs pour celui qui s’y intéresse, sincèrement, et dans le désir d’une rencontre. Nous avons souhaité présenter cet ailleurs, dans le cadre de ce numéro, en l’associant à un dossier de photographies.

 

Dans la rubrique Fenêtres, deux nouvelles contributions (Anne Bertin-Renoux et Xavier Riondet) alimentent le dossier filé « Émancipation et créativité en éducation ». Nous rappelons aux lecteurs que ce dossier est le résultat d’une journée d’études organisée par Agathe Dirani et Maël Le Paven Jarno dans le cadre du programme de recherche transversal intitulé « Épistémologies et méthodologies : hybridations en sciences de l’éducation et de la formation » (Programme de recherches transversales, PRT no 5) au sein du centre de recherche sur l’éducation, les apprentissages et la didactique (CREAD).

Quatre contributions alimentent la sous-rubrique Actualité de la recherche : Xavier Riondet revient sur les activités de l’association Héloïse avec laquelle plusieurs chercheurs en éducation collaborent, et il présente ce qui est au cœur de ce collectif : le pari d’une histoire publique de la pédagogie. Ensuite, un texte co-écrit par plusieurs anciens collègues du professeur Pierre-André Dupuis rend hommage à cette figure importante des sciences de l’éducation nancéiennes. Si ce collègue philosophe n’a pas directement collaboré à La Pensée d’ailleurs, il fait partie des personnes qui l’ont rendue possible par son enseignement, sa présence et son style d’intervention. Puis, à l’occasion du départ à la retraite d’Eirick Prairat (membre honoraire de l’Institut universitaire de France), Bleona Rugovaj informe que les chercheurs ayant travaillé de manière proche avec lui se sont réunis pour un séminaire le 24 juin 2025 à Nancy. Enfin, Virginie Messina présente le quatrième congrès de la théorie de l’action conjointe en didactique qui aura lieu du 6 au 9 juillet 2026 à Rennes.

Un texte, enfin, qui est la transcription d’une conférence du psychanalyste Philippe Pierre et de la chanteuse lyrique Celia Pierre-Gay anticipe sur le dossier du numéro 8 de La pensée d’ailleurs qui portera sur la clinique.

Bibliography

Foucault, Michel (2024). Entretiens radiophoniques 1961-1983. Flammarion/Vrin/INA.

Go, Henri Louis (2007). Freinet à Vence. Vers une reconstruction de la forme scolaire. PUR.

Tesson, Sylvain (2025). Les piliers de la mer. Albin Michel.

Notes

1 Article reproduit dans la revue Libertaire, que l’on peut lire en ligne : http://1libertaire.free.fr/JRanciere03.html. Return to text

References

Electronic reference

Emmanuel Nal, Henri Louis Go, Xavier Riondet and Frédérique Marie Prot, « La pensée d’ailleurs – acte 7 », La Pensée d’Ailleurs [Online], 7 | 2025, Online since 22 octobre 2025, connection on 03 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=1100

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Emmanuel Nal

Maître de conférences HDR en sciences de l’éducation, université de Haute-Alsace.

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Henri Louis Go

Professeur des universités en sciences de l’éducation, université de Lorraine.

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Xavier Riondet

Professeur des universités en sciences de l’éducation, université Rennes 2.

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Frédérique Marie Prot

Maîtresse de conférences en sciences de l’éducation, université de Lorraine.

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