Mon boulot, c’est que ces enfants aient affaire à autre chose que ce qu’ils connaissent, à un ailleurs, à un autrement1
Cela commencerait comme une discussion d’enfants, à la faveur d’une inspiration qui les visite, avec une légèreté qui n’exclut jamais le sérieux et sans se laisser décourager d’avance par le risque de l’aporie. « Où on était avant d’être nés ? » dit l’un. « Dans le ventre de maman ? », risque l’autre. « Non, encore avant » – « Je sais pas, sur une autre planète ? » – « Peut-être dans un autre pays ? ». La question sort de l’ordinaire, pas seulement parce qu’il faut oser la poser, mais aussi par ce qu’elle révèle de la pensée qui y conduit. Elle témoigne d’une certaine perception de la condition humaine, puisqu’elle s’interroge sur l’espace, dans le temps. Mais ce faisant, en évoquant la perspective d’un « avant » la gestation, elle repousse l’idée d’un début absolu, qui signifierait que l’on n’a pas toujours été. Dans les termes d’Hannah Arendt, qui parle de l’irruption d’un être neuf dans un monde ancien, on dirait ici que l’enfant se tient pour l’ancien d’un ailleurs et le nouveau d’un autre monde.
L’ailleurs n’est pas aisé à expliciter, un peu comme s’il se suffisait à lui-même. Le problème des prisonniers de la caverne, c’est qu’ils sont coupés de tout ailleurs, incapables de « voir ailleurs que devant eux2 ». Ailleurs, là où se préparent les jeux d’ombres qui les abusent, ailleurs, là où se trouve l’issue vers la surface et un monde insoupçonné. La captivité les confine à une extrême pauvreté : elle les prive d’ailleurs et, pis encore, de désir d’ailleurs. Au contraire, le poète, comme Giacomo Leopardi face à « cette haie qui de tous côtés, cache la vue de l’horizon lointain », ne se laisse pas entraver :
Mais m’assoyant et méditant, je m’invente
Par la pensée d’interminables espaces
Au-delà, et de surhumains silences,
Et une très profonde paix ; où pour un peu
Mon cœur s’effraierait3
Peu importe s’il est indéterminé, l’ailleurs existe comme cette indispensable tension vers autre chose ; et le héros de Leiji Matsumoto, le Capitaine Harlock4 écume l’univers et combat avec son équipage pour découvrir la « planète idéale » sans carte, sans même l’assurance qu’elle existe. L’ailleurs comme espoir, comme promesse, comme raison de vivre. Par-delà les « décombres de journées pourries5 », les compagnies humaines qui n’en sont point, il est des ailleurs convoités, espérés, imaginés. Aspirations d’ailleurs.
L’ailleurs, c’est encore l’autre mystère d’une provenance, une intrigue pour un regard, tantôt défiant, tantôt fasciné, quand l’inconnu fait irruption. Qui nous arrive de l’ailleurs ? Peut-être bien le divin visiteur qui ne dit pas son nom, prévient Homère6. Puissance de l’ailleurs, impuissance du connu ? « Nul n’est prophète, non seulement chez lui, mais en son pays ; voilà ce que nous apprend l’histoire », déplore Montaigne. Et d’expliciter : « Dans mon pays de Gascogne, on trouve amusant que je sois imprimé ; plus on est loin de chez moi quand on me découvre, plus ma réputation est grande7 ». Étrangeté des ailleurs, en vérité, valant promotions ou disgrâces…
Dans cette poétique de l’ailleurs, l’injonction morale de Fernand Deligny, mise en exergue, résonne comme une heuristique : il y aurait des ailleurs à préparer, à promouvoir et à offrir, et ce pourrait être une des finalités de l’éducation. Comment l’ailleurs participe-t-il d’une édification personnelle ? Nous proposerons ici quelques méditations dans cette perspective.
L’ailleurs pour se construire une histoire
Pour tenter de consoler le docteur Toutée qui vient de perdre sa fiancée, Jules Michelet lui écrit, dans une lettre du 22 janvier 1849, qu’il croit en une vocation de l’ailleurs, comme appel à ne pas s’arrêter en chemin.
Si le fœtus pouvait raisonner dans la matrice, il dirait : « j’ai des organes qui ne servent à rien ici ; j’ai des rudiments de dents, de cheveux, d’ongles, un système respiratoire préparé pour vivre ailleurs. Donc j’irai ailleurs, donc je ne suis pas d’ici ». […] Nous sommes des commencements, nous avons des aptitudes qui n’ont point d’action ici-bas, donc elles en auront ailleurs8.
L’enfant qui se passionne pour le dessin, explore les dimensions de l’imaginaire, invente des figures avec son ballon et se retrouve devant le verdict du cahier corrigé pourrait sans doute se reconnaître dans ces mots ; « j’ai des inspirations, des facilités qui ne servent à rien ici ». Est-ce alors qu’il n’est pas du monde ? Disons plutôt qu’il y a plus d’un monde dans le monde, et qu’il n’est pas de n’importe quel monde ; c’est peut-être ici que l’expression mise en exergue de Fernand Deligny peut trouver une signification particulière. On ne peut éduquer sans s’efforcer d’amener ailleurs, parce que les ailleurs recèlent des « autrement » qui éclairent d’une lumière toute singulière l’histoire et les puissances de devenir de chaque sujet humain. Ailleurs, autrement, comme un devoir d’éducation pour extirper d’une « vue bornée ne pouvant s’étendre au-delà du présent9 ».
Combien de Mozart assassinés faute d’un ailleurs où ils se seraient sentis accueillis, reconnus dans leurs talents ? Les cultures humaines partagent des poétiques de l’ailleurs, qu’elles ont parfois nommées « âge d’or », parfois « utopies », dont on peine à dire s’il s’agit d’un passé mythique ou plutôt d’un avenir espéré. Le platonisme a en quelque sorte opéré une synthèse des deux : la transmigration de l’âme, chez Platon, suggère que notre présent est exil, que l’environnement apparemment familier est un ailleurs radical, et que nous ne nous épanouirons pleinement qu’une fois que nous aurons renoué avec le monde harmonieux dans lequel baignait notre âme avant de s’incarner et d’oublier – avec cependant en héritage l’indice d’une mystérieuse nostalgie d’autre chose.
Il faut lire et relire la Page d’écriture10 de Jacques Prévert. L’oiseau-lyre fait irruption dans le quotidien gris de la leçon d’arithmétique, répondant à l’appel de l’enfant à venir le sauver. Plus il descend du ciel vers le pupitre, plus sa musique entraîne l’enfant et toute la classe. Symboliquement, la musique n’est pas la contestation de la mathématique : elle en est une déclinaison. La descente de l’oiseau sur la classe vient mettre en regard deux conceptions pédagogiques différentes, au service d’un projet dont on pourrait penser qu’il n’abolit pas tant l’école qu’une certaine forme scolaire. La fin du poème est une fin du monde paradoxale. Le bouleversement n’est pas destruction :
les murs de la classe
s’écroulent tranquillement.
Et les vitres redeviennent sable
l’encre redevient eau
les pupitres redeviennent arbres
la craie redevient falaise
le porte-plume redevient oiseau.
Les objets retrouvent leur élément, communient de nouveau avec la nature dont ils ont été extraits et c’est alors comme s’ils rejoignaient leur meilleure manière d’être, après avoir voyagé et après avoir connu transformations et altérations. Ulysse de retour à Ithaque se retrouve chez lui sans pouvoir y être lui-même, contraint de se déguiser et de se cacher. Trahison de l’ici, reconnaissance par l’ailleurs, par Circé et Nausicaa. Ce sont les ailleurs qui font notre histoire.
L’ailleurs, se perdre pour se rencontrer
L’ailleurs n’est pas un nulle part. Mais il peut commencer par être cette aspiration informelle à quitter un état, une situation, et à se projeter. La question de l’orientation, tant pour les voyageurs perdus dans la forêt que pour les lycéens perdus dans Parcoursup, confronte à l’hétérogénéité des ailleurs : on sait bien qu’ils ne se valent pas tous, et si l’on peut en redouter certains, d’autres font rêver alors même que bon nombre sont encore insoupçonnés. Il y a plus qu’une manifestation de méthode dans le texte de Descartes, il y a déjà une leçon de vie : il est des ailleurs transitoires. « S’ils ne vont justement où ils désirent, [les voyageurs égarés] arriveront au moins à la fin quelque part, où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d’une forêt11… ». Dans des sociétés qui prétendent imposer, de plus en plus tôt, à leurs enfants de savoir où ils veulent aller, la déambulation semble coupable, au mépris de ses vertus tâtonnantes et exploratoires… et au mépris de l’importance de la connaissance négative.
En préface de La démarche d’accompagnement12, Michel Fabre revient sur la rencontre décrite par Lewis Caroll entre Alice et le chat : « Voudriez-vous me dire, s’il vous plaît, quel chemin je dois prendre pour m’en aller d’ici ? — Cela dépend beaucoup de l’endroit où tu veux aller, répondit le chat. — Peu m’importe l’endroit… dit Alice. En ce cas, peu importe la route que tu prendras, répliqua-t-il ». Alice met en avant cette connaissance négative comme fondatrice : je veux rompre avec le lieu d’où je viens, toute autre destination ne pourra qu’être meilleure. Le chat invite la jeune fille à se poser le problème en dépassant le stade de la négativité : l’ailleurs est indifférencié si le cheminement est guidé par l’origine et non par le but, remarque Michel Fabre. Il peut n’être qu’évitement, mais le chat essaie de jouer un rôle de maïeuticien pour tenter de faire en sorte que cette négativité centrifuge (on cherche à s’éloigner) ne soit qu’un moment propédeutique et puisse se transformer en une dynamique centripète (désir de rejoindre un point discerné).
Car « on ne découvre pas de terre nouvelle sans consentir à perdre de vue, d’abord et longtemps, tout rivage13 », reconnaît le personnage d’Édouard dans Les faux-monnayeurs. Il faut parfois se perdre pour trouver, et se perdre pour se trouver. Le texte poignant de Maurice Blanchot, L’instant de ma mort, est une illustration poignante de ce que l’on appelle une extase. Un détachement de soldats allemands, qui se livre à des représailles à l’approche des troupes alliées, s’apprête à exécuter Blanchot devant sa maison.
Je sais – le sais-je – que celui que visaient déjà les Allemands n’attendant plus que l’ordre final éprouva alors un sentiment de légèreté extraordinaire, une sorte de béatitude (rien d’heureux cependant). Allégresse souveraine ? La rencontre de la mort et de la mort ? À sa place, je ne chercherai pas à analyser ce sentiment de légèreté. Il était peut-être tout à coup invincible. Mort – immortel. Peut-être l’extase14.
Au loin, une fusillade éclate soudain. La panique gagne le peloton, dont l’un des membres l’invite à en profiter pour fuir.
Je crois qu’il s’éloigna, toujours dans le sentiment de légèreté, au point qu’il se retrouva dans un bois éloigné, nommé Bois des bruyères, où il demeura abrité par les arbres qu’il connaissait bien. C’est dans le bois épais que tout à coup, et après combien de temps, il retrouva le sens du réel15.
Blanchot s’est dédoublé au moment où il a entamé le récit à la troisième personne du singulier, il y a désormais lui et lui-même, et cette faille métaphysique – déjà plus vivant, pas encore mort –, ailleurs extatique qui l’a conduit à rechercher la protection d’un ailleurs familier, celui du Bois des bruyères. La mort pourtant imminente, comme déjà-là, n’est pas venue et « ce sentiment inanalysable changea ce qui lui restait d’existence16 ». L’ailleurs pour se perdre et pour se (re)trouver. Les lecteurs des célèbres romans de J. K. Rowling ont pu le percevoir lorsque Harry Potter, aux portes de la mort, retrouve son professeur Dumbledore, dans le temps suspendu d’une vision où s’installe un dernier dialogue entre eux. Pour finir, le jeune Harry demande à son Dumbledore : « Est-ce que tout cela est réel ? Ou bien est-ce dans ma tête que ça se passe ? ». À quoi le magicien répond malicieusement : « Bien sûr que ça se passe dans ta tête, Harry, mais pourquoi donc faudrait-il en conclure que ce n’est pas réel17 ? ». Pourquoi n’y aurait-il rien à apprendre de ces expériences où la conscience, incertaine d’elle-même, se retrouve face à ses interstices ?
L’ailleurs de la connaissance à constituer
La rupture avant l’ailleurs, la rupture qui ouvre la possibilité d’un ailleurs. Rompre, mais avec quoi, au juste ? D’abord avec les « prénotions », comme les désigne Émile Durkheim18 dans le sillage de Francis Bacon, qui cristallisent les explications d’un fait à partir d’une interprétation erronée de diverses perceptions, peuplent notre esprit et fondent nos représentations. La formation de l’esprit scientifique appelle à une semblable méfiance :
l’observation première est toujours un premier obstacle pour la culture scientifique. En effet, cette observation première se présente avec un luxe d’images ; elle est pittoresque, concrète, naturelle, facile. Il n’y a qu’à la décrire et à s’émerveiller. On croit alors la comprendre. Nous commencerons notre enquête en caractérisant cet obstacle et en montrant qu’il y a rupture et non pas continuité entre l’observation et l’expérimentation19.
Il y a un paradoxe de l’expérience, par laquelle peuvent advenir des savoirs, comme lorsque Descartes décrit le morceau de cire, mais qui, ce faisant, les fige au point qu’ils deviennent parfois lettre morte : c’est l’autre leçon du morceau de cire, fondu, qui liquéfie au passage ce que l’on avait pu concevoir de lui en l’observant auparavant. Plus près de nous, Bourdieu, Chamboredon et Passeron confirment cette nécessité de « rompre avec la familiarité qui est l’obstacle épistémologique premier » : « Les sciences sociales doivent opérer la coupure épistémologique capable de séparer l’interprétation scientifique de toutes les interprétations artificialistes et anthropomorphiques du fonctionnement social »20.
C’est donc l’obstacle qui appelle à des ruptures, et le courant de recherche des sciences studies a mis en évidence que l’élaboration de « connaissances complexes » était fragilisée par certaines approches et notamment par la manière dont la science échange avec la société pour produire ses connaissances. La perspective de « laboratisation », qui décrit le processus par lequel les scientifiques questionnent le monde et en retour l’informent à partir de leurs productions en illustre la problématique : les scientifiques reformulent le monde réel et les problèmes qui se posent dans ce monde à partir du « monde confiné » de leur laboratoire et des questions telles qu’elles se posent pour eux, du point de vue de la science. Cette reformulation s’effectue en trois étapes. Tout d’abord il s’agit de réduire la complexité du macrocosme en un microcosme analysable dans leur laboratoire. Ensuite, ils soumettent à leurs normes et règles méthodologiques les données recueillies pour mettre en mots les connaissances qu’ils produisent. Enfin, c’est le « retour vers le grand monde » : les scientifiques vont diffuser les connaissances qu’ils ont produites dans leur laboratoire en dehors de celui-ci. Le monde extérieur devient reformulé par le monde confiné du laboratoire. « Pour que le monde se comporte comme dans le laboratoire des chercheurs, il ne faut pas y aller par quatre chemins », écrivent Callon, Lascoumes et Barthe, « il faut tout simplement transformer le monde pour qu’en chaque point stratégique soit placée une “réplique” du laboratoire, ce site où l’on sait contrôler les phénomènes »21. Faire avancer la connaissance, serait-ce alors entreprendre d’abolir l’étrangeté de l’ailleurs en le réduisant à du connu ? Nietzsche l’analysait déjà sans complaisance :
Ramener quelque chose d’inconnu à quelque chose de connu, cela soulage, rassure, satisfait, et procure en outre un sentiment de puissance. […] Que soit posé comme cause quelque chose de déjà connu, vécu par l’expérience, inscrit dans la mémoire, c’est la première conséquence de ce besoin. Tout ce qui est nouveau, inouï, inconnu, est exclu en tant que cause. Ainsi, on ne se contente pas de rechercher comme cause un certain genre d’explications, mais bien une catégorie soigneusement sélectionnée et privilégiée d’explications, celles qui permettent d’éliminer le plus vite et le plus fréquemment le sentiment d’inconnu, de nouveau, d’inouï : c’est-à-dire les explications les plus courantes22.
Comprendre sans réduire, s’approprier sans altérer : c’est la difficulté du savant, de l’enseignant, de l’élève. Que faire des contrées inconnues – du monde et de nous-mêmes – qui nous sont angoissantes parce que leur mystère nous confine d’abord à nos pauvretés ? Commencer par les accueillir sans leur dénier la radicale altérité par laquelle elles s’annoncent.
Accueillir les ailleurs de pensée c’est peut-être d’abord les réhabiliter. Dans La misère du monde, Bourdieu prônait une « conversion du regard » de l’enquêteur à l’égard de l’enquêté, exprimant ainsi sans ambiguïté la nécessité de prendre en considération les motifs d’agir ou l’expérience des acteurs, parant de cette « disposition accueillante [du chercheur], qui incline à faire siens les problèmes de l’enquêté23 ». Réhabiliter la parole venue d’ailleurs, c’est poursuivre la réflexion quant à d’autres moyens de la recueillir, continuer à se demander ce qu’interpréter veut dire. Mais les ailleurs de pensée se manifestent également dans les controverses.
Lascoumes remarque que la controverse « modifie tout d’abord le rapport entre points de vue experts et profanes ». Il précise :
contrairement au modèle de l’instruction publique où les seconds ne peuvent qu’être éclairés par les premiers sans apport en retour, la mise en débat public démontre que chacun de ces acteurs détient des savoirs spécifiques (une capacité de diagnostic, une interprétation des faits, un éventail de solutions) qui s’enrichissent mutuellement. Dans le cours d’une controverse il apparaît très vite que le cadre d’analyse des experts initiaux s’avère incomplet et que des questions délaissées ne sont pas systématiquement secondaires ou anecdotiques24.
Au fond la controverse ne sait pas où elle va, et c’est bien ce qui en fait la valeur, car on ignore où elle nous emmène, mais on convient, au fur et à mesure, de ce qu’elle nous fait visiter. Chemins suivis et rebroussés, sentiers improvisés qui n’étaient point balisés.
Ces réhabilitations pourraient permettre de voir émerger un nouveau chercheur, que Florence Piron appelle le chercheur solidaire et qui ne serait, selon ses propres mots, ni le chercheur classique, ni le chercheur coupable qu’elle définit en référence aux deux éthiques de Weber. Le premier est animé par une éthique de conviction, répondant aux principes qui font de lui un scientifique soucieux de produire des connaissances selon les normes imposées dans sa discipline. Il convient pour lui de chercher la vérité et de la diffuser sans avoir jamais à se préoccuper des conséquences de la diffusion de cette vérité. Le second, quant à lui, ayant pris conscience du pouvoir que lui confère sa « maîtrise du mot et du texte », est touché par l’idée que « le pouvoir, c’est mal » et se sent « coupable ». Il tente alors de réintroduire une part de subjectivité dans son texte, celle que le « chercheur classique » s’efforce d’annihiler. Cette subjectivité est un moyen de minimiser les conséquences éventuelles de son texte. Il insiste aussi sur la transparence des conditions de production des connaissances. Mais les textes scientifiques continuent quand même de produire des « effets de vérité » et le chercheur, conscient de ce fait, peut aller jusqu’à ne pas produire son texte, à ne pas s’engager. Florence Piron propose alors l’adoption d’une posture qui tendrait vers un équilibre souhaitable et qui serait celle du chercheur solidaire. Celui-ci a le souci des conséquences de son texte, qu’il inscrit dans un rapport à la société, et à l’autre :
Il ne s’agit pas de vouloir contrôler ces conséquences, les maîtriser ou les transformer mais de ne pas y être indifférent. Cette solidarité impose de se demander quelle forme d’humanité, quel modèle des rapports avec autrui et quelle représentation du lien social [les] textes [de recherche], dotés du « pouvoir scientifique » de véridiction, proposent aux lecteurs, implicitement ou non. Le chercheur solidaire accepte de soumettre à ce souci son travail de recherche et de production de vérité lorsqu’il s’engage dans la pratique de l’écriture scientifique et lorsqu’il doit prendre de multiples décisions à propos de la publication, par exemple25.
S’esquisse conséquemment une éthique du chercheur solidaire, selon une dialectique de distance et de proximité par rapport à l’objet et à la méthode.
Si l’auteur est à la fois un acteur soucieux du monde et libre de penser », développe Florence Piron, « un chercheur est aussi un penseur, capable en même temps de penser son insertion dans un dispositif historique, donc ses déterminations, et de franchir ces limites-là, de conquérir sa liberté de pensée. On ne devrait pas avoir à distinguer, et encore moins à séparer l’activité consistant à faire de la science et à produire du savoir de l’activité de pensée et de réflexion, notamment sur le monde dans lequel on vit26.
Les logiques de productivité scientifique, finissant par raréfier les temps longs, par reléguer dans l’oubli les dieux du silence et de la lenteur, comme les nommait Antoine de Saint-Exupéry27, le chercheur peut-il encore, souhaite-t-il encore, se laisser altérer par sa recherche, se modifier lui-même par ce qu’il comprend, au fur et à mesure qu’il progresse sur ses sentiers ?
L’ailleurs comme expérience de pensée ?
« La pensée, c’est la liberté par rapport à ce qu’on fait, le mouvement par lequel on s’en détache, on le constitue comme objet et on le réfléchit comme problème28 » : peut-être que la voie vers une pensée d’ailleurs est, encore, celle de l’expérience de pensée. L’expression désigne ces expériences, communes à la philosophie et aux sciences, « conduites dans le “laboratoire de la pensée” et réalisées grâce à nos capacités d’imagination29 ». Ose-t-on encore mener des expériences de pensée ?
Lorsque Bruce Ackerman et James Fishkin publient en 2004 Deliberation Day, ils intitulent le premier chapitre de leur ouvrage « Imagine… ». Au fil des pages, les auteurs s’engagent dans ce qu’ils reconnaissent être un « thaught experiment », littéralement une expérience de pensée. Ils en assument l’originalité et la fragilité, précisément parce qu’ils ont conscience que leur proposition d’une utopie d’éducation populaire peut être regardée comme une expérience de pensée sans lendemains concrets. Deux jours fériés où les États-Unis d’Amérique vivraient au rythme de débats d’idée, de rencontres et de questions pour éveiller une raison publique sans laquelle la démocratie ne peut espérer survivre : irréaliste et irréalisable. Effectivement, malgré des mises en pratiques d’une échelle plus réduite, la Journée de la délibération ne s’est toujours pas tenue, vingt ans après, et ne se réalisera peut-être même jamais. Néanmoins subsiste la trace de l’expérience de pensée, d’« une situation imaginaire extrême qui permet d’illustrer ou d’éprouver une croyance et qui, par sa capacité de déconditionnement, force la pensée à aller au fond d’elle-même, de ses retranchements30 ». C’est bien ce qui s’est passé : les auteurs se sont eux-mêmes repoussés dans les retranchements de leur imaginaire et de leur rationalité. Régulièrement, ils prennent le lecteur à témoin : il n’est pas simple de suivre l’expérience de pensée d’autrui, par essence singulière et d’une forme propre à une subjectivité qui n’est en outre pas toujours au clair avec elle-même. Qu’importe ! Il est bien des inventions qui ne furent au commencement qu’une expérience de pensée. Et l’hypothèse lockienne d’un langage composé uniquement de noms propres ? Fantaisiste, inopérante, mais ô combien heuristique, pourtant ! Conservons cette disponibilité tout enfantine, jouvence pour l’esprit, qui commence par « et si… ? ».
