Introduction
Le présent article s’intéresse à l’univers riche et complexe de l’argot. La problématique est celle d’éveiller l’intérêt des apprenants à approfondir leurs connaissances de la langue à travers cet agent de plus en plus « invasif ». Les méthodes que nous avons prévu d’adopter sont la description et la comparaison. De cette façon, nous pourrons mieux présenter ce thème, assez délicat et sensible. Nous commencerons cette contribution par une citation qui, à notre avis, reflète bien le fait que les jeunes apprenants doivent être sensibilisés à la diversité du langage de la société française d’aujourd’hui afin de pouvoir s’adapter à des situations langagières naturelles et spontanées qui dépassent certains registres que l’on a l’habitude d’enseigner :
L’argot est sans aucun doute la variété la plus dynamique de la langue, car l’une des conditions de son existence est un renouvellement constant, animé par une sorte d’instinct de survie, une insatisfaction sociale à l’égard de la routine, le désir de ses utilisateurs en tant que groupe social de se différencier et en même temps le besoin de cohésion de groupe, enfin – la mode. (Zaikauskas 2008, p. 6)
Qualifier cela de « mode » serait peut-être un peu prétentieux, mais parler de « tendance » (par exemple : l’argot dans les médias, dans les chansons, dans la littérature pour le jeune public, etc.) est incontestablement approprié.
Nous tenons à préciser qu’en aucun cas cet article n’est une promotion des termes argotiques vulgaires ou un appel à changer le contenu du manuel traditionnel de FLE. C’est plutôt le reflet de ce que les étudiants souhaitent en priorité, sinon pouvoir communiquer avec les jeunes Français dans leur langue afin de les comprendre.
1. Historique de l’argot
Voici quelques faits historiques concernant le phénomène de l’argot. D’abord, les membres de la communauté des malfaiteurs parlaient ce qu’on appelle le jargon, terme utilisé dès le xiiie siècle comme gargon ou gergon qui s’est transformé en jabelin et finalement en argot au xve siècle. La naissance officielle de l’argot est fixée à 1455, à Dijon, pendant le procès des Coquillards durant lequel le premier lexique argotique est attesté.
On sait que la langue classique excluait les bas langages.
Seul Jean de la Fontaine, un auteur remarquable du xviie siècle, se permettait […] de ne pas obéir à la règle. […] Le xviiie siècle avait « oublié » de faire une place à ces langages dont tout le monde connaissait l’existence, mais refusait de les reconnaître comme partie intégrante de la langue française. […] C’est le xixe siècle qui fit connaître au grand public ces formes autrefois méprisées de la langue. Jamais ce type nouveau d’argot n’aurait franchi les barrières s’il n’y avait eu un François-Eugène Vidocq (1775-1857) pour le dévoiler au public. […] Après avoir été escroc, voleur et déserteur […] il finit, en 1809, par offrir ses services au ministre de la police. […] Vidocq entre dans la légende. […] Ses Mémoires publiés entre 1828 et 1829 contiennent un Vocabulaire qui a été exploité par un grand nombre d’écrivains romantiques. Victor Hugo (1802-1885) utilisera ces termes dans Les Derniers Jours d’un condamné. Eugène Sue (1804-1857) introduira dans le monde littéraire, dans les Mystères de Paris, le plus de termes de l’argot des malfaiteurs. […] Le troisième écrivain à utiliser l’argot des malfaiteurs était Balzac (1799-1850) […] dans Splendeurs et misères des courtisanes. […] à travers ces œuvres, c’est tout un pan du lexique français qui entre dans la littérature. […] cela posait pour la première fois ouvertement le problème des argots. (Tritter, 1999, p. 239-240)
Suite à l’apparition de ce phénomène dans la littérature, des linguistes commencent de plus en plus à en faire l’objet de leurs études.
Ainsi, la seconde moitié du xixe siècle est marquée par l’arrivée de plusieurs ouvrages sur l’argot dont le premier Études de philologie sur l’argot et les idiomes analogues parlés en Europe et en Asie publié en 1856 par Francisque Michel. En 1866, Alfred Delvau publie le Dictionnaire de la langue verte. Encore deux dictionnaires apparaissent. Il s’agit du Dictionnaire historique d’argot de Loredan Larchey publié en 1878 et du Nouveau supplément du Dictionnaire d’argot publié en 1889. L’émergence de nouveaux ouvrages ne s’arrête pas au xxe siècle qui est encore plus riche en études sur l’argot, notamment, les Sources de l’argot ancien de Lazare Sainéan publié en 1912, Les argots d’Albert Dauzat (1877-1955) publié en 1929. En outre, plusieurs dictionnaires apparaissent : L’argot du milieu de Lacassagne publiée en 1928, Dictionnaire de l’argot moderne de Marcel Carrère publiée en 1953, Dictionnaire historique des argots français de Gaston Esnault publiée en 1965, etc. (Calvet, 2007, p. 49)
1.1. L’argot de la Grande Guerre
Les soldats de la Première Guerre mondiale (1914-1918) ont amené avec eux, dans les tranchées, l’argot existant avant la guerre et ils ont inventé de nombreux termes spécifiques aux combats.
Les millions de poilus, issus de milieux sociaux très divers, ont inventé des mots ou expressions pour nommer, avec leur expérience et leur regard, ce qu’ils vivaient au quotidien. […] De la nourriture aux habits en passant par les armes : antidérapant (syn. argotique de vin rouge), escarpins (brodequins « chaussures de soldats »), jus (café), limace (chemise, blouse,), musiciens (haricots secs), museau de cochon (masque à gaz), arbeit (travail « terme allemand), ciblots (les civils) ; Gaspard (rat) ; etc. (Nicolas, 2013, p. 1)
L’historienne Odile Roynette revient pour le Figaro sur cette langue qui dut être réinventée pour les besoins de cette guerre.
S’il y a bien des mots de l’argot qui circulent entre les soldats, il y a aussi de la part des acteurs de la mobilisation patriotique, une volonté d’attribuer aux soldats un argot des tranchées auquel ils assimilent une fonction identitaire. L’argot des tranchées serait en quelque sorte un des attributs du « bon » soldat. […] il est vrai que l’argot des tranchées était ressenti comme un vecteur de patriotisme. […] L’euphémisation de la violence vécue dans le discours combattant appartient à une vieille tradition militaire. En minimisant l’horreur, on déréalise la violence. Ce phénomène a été particulièrement fort durant cette guerre. (Roynette, 2018, p. 3)
L’auteur présente des exemples comme le mot « marmite » qui appartient au registre de la vie domestique et désignait un obus de gros calibre ; le mot « embusqué » pour un soldat débrouillard est devenu un terme péjoratif, utilisé pour stigmatiser les hommes suspectés de vouloir échapper au danger ; le mot « poilu » est une allusion au courage physique et à l’endurance ; le mot « boche » était généralisé partout pour désigner l’Allemand.
Dans la liste des termes argotiques de l’époque dressée par Ariane Nicolas et de Odile Roynette, on peut trouver de tels exemples comme : pinard (vin rouge), no man’s land (emprunté aux Britanniques pour désigner la zone de haute létalité située entre deux lignes ennemies), seau à charbon (projectile d’artillerie), etc.
Selon Roynette (2018), peu de mots nés pendant le conflit sont restés dans les usages. Pourtant, en analysant la liste des mots de Nicolas (2013), on peut trouver des exemples qui existent aujourd’hui avec un sens péjoratif. Nous pouvons rappeler, parmi ceux-ci, boche : connotant aujourd’hui négativement les Allemands ; pigeon : autrefois désignait un projectile d’artillerie, aujourd’hui un policier ; toto(s) : jadis employé pour parler des poux, désormais indique un sot ou un lourdaud ; tortue : anciennement décrivait un projectile d’artillerie, aujourd’hui une personne lente ; et enfin zin-zin : autrefois synonyme de projectile d’artillerie, désormais évoque une personne bizarre, un cinglé, un toqué, un défoncé, un barjo.
L’argot se répand et continue également à s’installer dans la littérature. Le lexique argotique est une source d’inspiration pour de nombreux auteurs.
L’un des auteurs iconiques du xxe siècle, Louis-Ferdinand Céline (1894-1961) est connu pour son style et les nouveautés qu’il apporte à ses œuvres. Ses œuvres comme Mort à crédit ou Voyage au bout de la nuit regorgent de mots argotiques ce qui rend la compréhension plus difficile pour les lecteurs. Néanmoins, le style argotique de l’auteur ne se limite pas à l’utilisation des mots d’argot, mais il se manifeste aussi par la syntaxe. Il omet souvent le ne dans la négation, emploie des constructions incorrectes ainsi que des onomatopées. Pour Céline, ce style est plutôt une manière de transmettre une image assez négative de l’être humain et sa vision pessimiste sur la société. (Calvet, 2007, p. 43)
Dans les années 60, la jeunesse se libère tout comme son langage. De nouveaux mots ou de nouvelles expressions surgissent et se répandent : on s’éclate comme des bêtes (on éprouve un violent plaisir) ; on se shoote (on se pique à l’héroïne ou n’importe quel dopant) ; on flippe (on est déprimé ; on a peur), etc. Dans le langage de tous les jours, les argots comme le fric, le flic s’installent définitivement. La publicité diffuse l’idée qu’il faut « parler jeune » parce que la jeunesse devient la nouvelle valeur commerciale, remplaçant l’expérience de l’âge. Les publicitaires créent des slogans repris par tous. Les mots des hommes politiques, des chanteurs, les inventions des scénaristes (par exemple, dans « Les ripoux » de Claude Zidi, film français sorti en 1984 utilise le verlan pour le mot pourri), etc. contribuent à ébaucher une autre langue.
Dans les années 80, cette nouvelle langue est omniprésente. Les radios libres diffusent ce langage perçu comme « novateur », et même la presse de référence, comme Le Nouvel Observateur ou Libération, commence à le légitimer. Pour une partie de la population, sans distinction de classe ni de profession, recourir à l’argot est désormais considéré comme « chébran » (branché).
Plusieurs experts des sciences du langage se sont intéressés à ce phénomène (Bentolila, Boyer, Goudaillier, Sourdot, etc.). Il y a des opinions opposées : « il faut pouvoir éviter toute exclusion linguistique dans les écoles et les collèges. Cette interlangue, créative et subtile, peut servir de passage vers la langue à apprendre à l’école… » (Goudaillier, 1999) et, en contrepoint, « …derrière ce pittoresque se cache une extrême pauvreté. » (Bentolila & Rossion, 1999) (Boyer, 2006, p. 27).
La présence de l’argot et du langage familier, désormais presque inévitable dans tous les registres du français contemporain, soulève la question de leur intégration. L’idée d’incorporer quelques éléments au sein des cours de FLE, au moins, pour le niveau avancé, en effet contribuerait à rendre l’apprentissage plus engageant. Il enrichirait sans doute l’apprentissage linguistique en lui apportant une dimension culturelle plus vivante, tout en le rendant davantage captivant et motivant.
1.2. L’argot scolaire et autre
Il s’agit d’un registre conventionnel, pourvu de ses codes particuliers. Certains mots désignent uniquement les élèves d’un établissement précis, comme dans le cas de Gadzarts pour un étudiant de l’École nationale supérieure des Arts et Métiers (ENSAM).
Il est à noter que l’argot des grandes écoles n’évolue pas vite et que les étudiants connaissent les argots aussi bien que le verlan. Cette observation s’inscrit aussi dans le cadre des travaux de la scientifique géorgienne, Djachy (2002), qui a étudié les mots argotiques dans un contexte scolaire français. Son objectif était de répertorier tout le vocabulaire utilisé par les jeunes et faire une enquête parmi les étudiants et les lycéens français. Elle a comparé les données des enquêtes faites dans des écoles avec les mots argotiques figurant dans le dictionnaire L’argot au xxe siècle d’Aristide Bruant daté de 1901 et réédité en 1990. La comparaison prouve « qu’il y a un certain nombre d’argots scolaires qui n’ont pas changé depuis quatre-vingt-seize ans. » (Djachy 2002, p. 30). Ceux qui appartiennent à des groupes plus sédentaires sont, par exemple : bahut pour désigner l’école ; dirlo pour désigner le directeur ; vieux pour parents ; bosser pour travailler ; canard pour journal ; gosse pour enfant, etc. « Il y a, bien sûr, un certain nombre de termes argotiques communs qui sont connus et utilisés par les Français. Ce sont : fric (argent), flic (policier), bagnole (voiture), piger (comprendre), taf (travail) etc. » (Djachy 2002, p. 30)
Naturellement, certains mots, révélés par cette scientifique, ne figurent pas dans le dictionnaire d’Aristide Bruant (daté de 1901).
Par exemple : exo pour exercice ; cantoche pour cantine ; piaule pour chambre ; pieu pour lit ; photocop pour photocopie ; tipex (nom d’une marque) pour correcteur blanc ; fermer les écoutilles pour boucher les oreilles, etc. Pourtant, pour les mêmes mots, il existe de nouvelles créations. Comme bosser, trimer ou taffer pour travailler, feuille de chou ou torchon (avec une connotation très négative) pour journal, môme, morveux, mioche ou mouflet pour enfant. (Djachy, 2002, p. 30)
Djachy (2002) n’a pas l’intention de faire la publicité des termes argotiques, mais ils existent.
On peut les entendre à la radio ou à la télévision, les lire dans certains journaux, les gens les utilisent, ils font partie de la vie quotidienne des Français. […] Désormais, plus que l’argot commun, c’est la langue des cités qui domine. Elle est riche, expressive, en perpétuelle évolution. Elle est cryptique, ludique et identitaire. C’est elle, aujourd’hui, qui enrichit l’argot. (p. 30)
Selon Bellonie et Guérin (2020) « que l’on parle de culture en général ou de la langue en particulier, les apprentissages scolaires comme extrascolaires participent conjointement à la socialisation des élèves, bien qu’ils soient source d’influences vues comme contraires » (p. 5). Le parler des banlieues ou des cités continue à évoluer et produit chaque jour son lot de néologismes, le plus souvent à partir de la matrice du verlan, mais il va parfois chercher ses nouveautés ailleurs,
comme le montre l’exemple du kif (un mot arabe qui désignait la sieste, et le plaisir qu’on en tire) dans l’étude de Louis-Jean Calvet. Cette expression, les jeunes des banlieues l’ont reprise, mais ils l’ont très vite transformée, créant à partir du substantif kif le verbe kiffer, de plus en plus employé, avec un sens assez large : « plaire », « aimer », etc. On entend c’est kiffant (c’est plaisant, ça me plait), je te kiffe (tu me plais, je t’aime), etc. (Calvet, 2006, p. 20)
Calvet (2007), en parlant de L’argot comme style et comme emblème, dit que :
de la même façon que les formes linguistiques considérées comme fautives par les puristes ont parfois pour avenir de devenir des formes « normales », acceptées, le vocabulaire argotique est souvent assimilé par la langue commune, compris de tous, conservant simplement des connotations « vulgaire » ou « populaire » : on comprend tel ou tel mot, telle ou telle forme, mais on ne l’utilise pas, ou on ne l’utilise que dans des circonstances particulières. (p. 8)
De même notre objectif principal est d’encourager une meilleure connaissance de l’argot courant parmi le jeune public, dans la conviction qu’il constitue un outil clé pour s’intégrer et interagir efficacement dans des contextes sociaux variés.
2. Problématique et tendances
Dans le cadre de l’enseignement du français :
il y a souvent une difficulté à concevoir une cohérence entre les savoirs langagiers développés dans et en dehors de l’école. Si l’on tient compte de la dimension identitaire de la et des langues, si l’on considère que la construction individuelle et sociale des enfants passe notamment par la constitution de leur répertoire linguistique, les effets de la mise en contradiction des savoirs sont nécessairement source de perturbations tant sur le plan psychologique que social, en particulier dans les milieux où l’environnement social et/ou géographique ne permet pas la circulation de formes langagières proches de la forme « légitime » en dehors de l’école. Dans le cas de l’enseignement du français, langue dite « maternelle », ces « perturbations » sont particulièrement importantes. Pour en saisir la mesure, il faut prendre en compte l’idéologie « unilingue » dans les termes de H. Boyer (2001). Cette idéologie contribue à diffuser et entretenir une représentation hiérarchisée et cloisonnante des formes de français (et des langues) en faisant la promotion exclusive d’une forme. On comprend dès lors que ce qui circule dans les échanges ordinaires, sur quoi repose la construction des savoirs linguistiques extrascolaires, a du mal à trouver, voire ne trouve pas sa place dans l’école. (Bellonie & Guérin, 2020, p. 5-6)
De plus,
…deux faits sociolinguistiques récents semblent venir contrarier la quête jusque-là sans faille de l’unilinguisme, sous ses deux orientations » (Boyer 2001, 386). Le premier, intralinguistique, concerne la façon dont la langue évolue inévitablement dans les pratiques de locuteurs français « jeunes » qui, pour des raisons notamment liées à un processus contemporain de marginalisation subie et, conséquemment, assumée (Guerin 2018a), « sont en train de maltraiter avec virtuosité et systématicité les normes du français (phonétiques, grammaticales mais surtout lexématiques…) » (Boyer 2001, 387). Par ailleurs, la souplesse autorisée de fait dans ces pratiques met particulièrement en évidence les inévitables effets du contact du français avec d’autres langues : l’anglais et les langues de l’immigration, la langue arabe en tête (Gadet et Ludwig 2014 ; Guerin 2018b ; Guerin, à paraitre). Le second fait sociolinguistique évoqué par H. Boyer est de nature « interlinguistique ». Il concerne la reconnaissance (trop) récente d’autres langues sur le territoire national, notamment depuis « le Rapport Poignant, remis au Premier Ministre, le 1er juillet 1998, sur les “Langues et cultures régionales”, qui proposait à Lionel Jospin de signer enfin la Charte européenne des langues régionales et minoritaires » (Boyer 2001 : 387). Si cette évolution au niveau politique a eu des conséquences sur l’institution scolaire (on pense par exemple à l’instauration de CAPES de langues régionales), dans la pratique, la place de ces langues dans la classe, en particulier quand il s’agit de langues qui circulent dans le quotidien des élèves, n’est toujours pas faite et les enseignants soucieux de les considérer sont le plus souvent démunis faute d’une formation suffisante et d’un appareillage pédagogique (manuels, programmes) adapté. Et c’est sans compter avec le poids des représentations qui continue d’exercer une contrainte sur la façon de concevoir l’enseignement. (Bellonie et Guérin, 2020, p. 6)
Selon Boyer (2001), « si la désignation de français branché a pu faire recette dans des médias pour qualifier un français bien dans l’air du temps, ce qui est d’abord observé et médiatisé c’est surtout le « nouveau français » (p. 21). Philippe Hoibian (2001), dans un des numéros de Le Français dans le monde, en présentant Le Guide du français familier de Claude Duneton, ajoute que ce dernier montre « le rôle important que jouent ces dizaines de mots portant l’étiquette familier mais qui sont néanmoins parfaitement intégrés dans la langue d’usage et qui sont indispensables au discours quotidien ». (Boyer, 2001, p. 84)
La capacité de communiquer du mieux possible est le but final de l’apprentissage d’une langue étrangère. Par conséquent, il serait intéressant aujourd’hui d’éveiller l’intérêt des apprenants à approfondir leurs connaissances de la langue à travers un agent de plus en plus invasif – l’argot. Son expansion devient plus prégnante dans tous les domaines. Qu’il s’agisse de conversations banales, de podcasts, de vidéos, de médias, de presse papier ou encore de chansons, la compréhension du contexte de ces sources d’information, ainsi que des échanges entre locuteurs natifs, peut facilement devenir difficile, embarrassante, déformée, voire même impossible pour les apprenants. Cela risque de provoquer un fléchissement de leur intérêt et l’abandon de leur effort pour chercher à comprendre. Ainsi, l’objectif serait de présenter l’argot des élèves ou l’argot commun, tout en respectant le programme FLE prévu.
2.1. L’argot dans les médias
Des recherches accomplies par des étudiants sous notre direction ont démontré que les sujets étudiés concernaient principalement la présence de l’argot dans les médias, la chanson française et la littérature destinée au jeune public. Ainsi, dans le présent article, nous présenterons les tendances identifiées à travers trois travaux. Il convient toutefois de noter que, malgré des sujets de recherche similaires, les méthodes (en général qualitatives et quantitatives), bien que légèrement différentes, aboutissent à des orientations convergentes.
Ainsi, l’analyse des médias a montré qu’en comparant les pourcentages d’argot trouvés dans les médias audio-visuels (le plus élevé 1,83 % dans « TV 5 Monde » et le plus bas 0,21 % dans « France Culture ») avec les proportions du langage familier ou populaire trouvées dans les médias écrits (le pourcentage le plus élevé 3,01 % dans « Cosmopolitan » et le plus bas 0,78 % dans « l’Étudiant »), on remarque que ces derniers sont beaucoup plus importants. Les résultats de la recherche empirique ont montré, qu’aujourd’hui, le langage des médias écrits est plus familier que celui des médias audio-visuels.
Les médias analysés privilégient principalement la langue standard plutôt que celle à caractère populaire ou familier (au total 1,2 % du registre non standardisé dans l’ensemble des sources utilisées). Nous en avons tiré la conclusion que les étudiants de FLE devraient tout de même être plus familiarisés avec ces deux registres pour enrichir leurs connaissances générales et éviter les confusions (données tirées de Kachuro, 2019).
Pour résumer, nous avons observé quelques tendances : le style des sources analysées ainsi que leurs thèmes prédestinent le choix du lexique ; les formes les plus fréquentes trouvées sont la troncation, les emprunts à l’anglais et le verlan. Le matériel authentique, étant souvent utilisé comme document d’appui pendant les cours, il pourrait servir d’appui à l’enseignant cherchant des moyens de présenter ce phénomène langagier – l’argot – au jeune, public le plus concerné.
2.2. L’argot dans la chanson française
D’après l’analyse des chansons des années 1990 et 2010, le langage utilisé par les groupes s’appuie sur un vocabulaire particulier pour crypter le sens du message.
Parmi les 80 chansons analysées, les échantillons ont été classés en 18 catégories en fonction des thématiques. Au total, 281 exemples de mots argotiques ont été relevés, dont 158 pour les années 1990 et 123 pour les années 2010. L’argot était le plus fréquemment présent dans trois catégories : l’individu (43 occurrences), les activités illégales (34 occurrences) et les sentiments (24 occurrences). Dans la majorité des cas, sa fonction était dévalorisante. Les formes d’argot les plus populaires relevées incluent le verlan ainsi que des emprunts d’origines variées :
-
la majorité des emprunts provient des pays arabes ou anglophones ;
-
le genre musical joue un rôle significatif : les mots argotiques utilisés sont moins vulgaires dans les chansons pop que dans celles de rap. Ce dernier reste, par ailleurs, le genre préféré des jeunes (données tirées de Daugėlaitė, 2019).
Des observations concernant l’enseignement de l’argot à l’école ont également été relevées dans le mémoire de l’auteure suédoise Trollvin : « avec la chanson comme point de départ, les élèves peuvent apprendre des choses non seulement sur la langue mais également sur la société, la politique, la culture et l’histoire du pays. » (Trollvin, 2017, p. 22).
2.3. L’argot dans la littérature pour les jeunes
L’argot utilisé dans la littérature pour la jeunesse remplit les mêmes fonctions que dans le langage naturel de ses jeunes destinataires. Les expressions argotiques leur permettent de s’adapter à la rue, ce registre extrêmement informel les aide à se sentir « cool », à se démarquer et à cacher leurs intentions à leur entourage (parents, enseignants, etc.), notamment lorsqu’ils veulent enfreindre les règles, par exemple en « séchant les cours ». Par ailleurs le recours au jargon, aux gros mots et aux vulgarités offre aux jeunes un moyen d’exprimer leurs pensées sans tabous, leur donnant parfois l’impression d’être plus adultes qu’ils ne le sont réellement. En somme, le langage familier ajoute une touche délibérément exagérée et légère, comme l’illustre avec humour le livre de Marine, Crâne pas, t’es chauve ! (1991).
Le corpus analysé (le livre complet) contenait 77 % d’argot familier, 18 % d’argot vulgaire, 5 % emprunts argotiques à l’anglais. Ce langage analysé a une fonction claire qui permet au jeune lecteur de mieux connaitre le monde des jeunes, leurs expériences ainsi que leur vision du monde (données tirées de Šakys, 2017).
Ainsi, « l’argot est devenu un sociolecte, un registre qu’il est parfois difficile de distinguer du français populaire et dont la fonction est désormais plus identitaire ou emblématique que cryptique. […] argot est trop présent pour qu’on puisse s’en débarrasser » (Calvet, 2007, p. 5, 7). Autrement dit, l’argot inspire, unit le jeune public français. C’est un des signes de leur identité, où qu’il soit, dans la chanson, dans un livre ou dans des médias.
3. Une méthode, une solution
En général, dans les manuels de FLE, on présente un langage plutôt neutre ou soutenu. Pour prouver la nécessité d’intercalation douce du vocabulaire « jeune », nous nous sommes fondés sur le matériel présenté par Pierre Badon et Noemie sur leur site Français avec Pierre (20 oct. 2019). L’auteur y cite les élèves qui vont en France et qui disent : « Mais je ne comprenais rien ! Je me suis trouvé dans une situation embarrassante ! » et ajoute à quel point il est extrêmement important d’apprendre aussi le langage plus adapté au jeune public et c’est souvent un langage familier. Bien évidemment, la flexibilité de l’enseignant dans ce cas est très importante. Pour cela, l’auteur propose d’appliquer une méthode de comparaison en utilisant des registres de langue, un thème important surtout quand on enseigne le français aux non natifs et qui pourrait nous aider à atteindre notre but d’introduire l’argot. On peut choisir un certain nombre de mots les plus courants et les réviser dans tous les registres pour montrer comment le langage change selon les circonstances. De plus, cette approche nous permettrait d’enseigner/d’apprendre pas mal de vocabulaire argotique sous forme ludique.
Badon (2019) présente le classement le plus commun des registres sous une forme très facile à comprendre : le registre soutenu, le registre familier et le registre neutre. Il précise que, parfois, au lieu d’utiliser le mot registre, on dit tout simplement langage familier, neutre et soutenu :
a) le langage ou registre familier, ou très familier ou argotique. C’est celui qu’on utilise très souvent entre jeunes, entre bons copains, ça peut être aussi celui des écoliers ;
b) le registre neutre ou langage neutre, qu’on utilise dans la vie courante, de tous les jours, quand on parle à un commerçant, à la famille, au travail quand ce n’est pas trop formel ;
c) le langage soutenu ou soigné est utilisé dans les situations assez officielles, souvent à l’écrit, par exemple, dans un roman ou dans un discours officiel ou au travail.
(cit. la transcription de la vidéo Langage familier, courant et soutenu (Babon & Neomie 20 octobre 2019, https://www.francaisavecpierre.com/langage-familier-courant-et-soutenu/).
Une petite remarque concernant l’écrit faite par Babon et Noémie est la suivante :
on s’imagine qu’il s’agit seulement du registre soutenu. C’est vrai que s’il s’agit d’un journal par exemple, ou d’un roman, d’un livre, ça va être plutôt un registre soutenu…et encore, ça dépend du roman ! Mais l’écrit, ce n’est pas seulement ça ! L’écrit, c’est très souvent un mail à un copain, un WhatsApp, un texto. Ça c’est aussi l’écrit (pris et cité dans la transcription de la vidéo Langage familier, courant et soutenu. (Babon & Néomie, 2019)
Selon Calvet (2007), il reste à souligner un paradoxe permanent auquel est confrontée la linguistique :
la langue, pratique orale, nous est d’abord connue à travers des sources écrites, et il n’y a guère plus d’un siècle que nous avons accès, grâce aux transcriptions phonétiques puis aux enregistrements, aux formes orales réelles. Et l’argot n’échappe pas à cette règle : nous le connaissons d’abord à travers des textes (le procès des Coquillards, Le jargon de l’argot réformé, etc.). Ces textes constituent des témoignages précieux pour l’historien de la langue, mais la littérature, depuis Villon, a, pour sa part, largement puisé dans l’argot […] (2007, p. 10).
Et plus précisément, l’écrit, ce n’est pas que le langage ou le registre soutenu. Ceci peut être illustré par quelques exemples empruntés chez Badon et Neomie (2019) :
le mot repas (1) : dans un registre neutre, on peut dire Le repas était excellent. Dans un registre soutenu, on va dire par exemple : Ces mets étaient excellents ! Et dans le registre familier ou même très familier, la personne pourrait dire J’ai adoré la bouffe, je kiffe trop ! Là, on a même deux mots argotiques : la bouffe et je kiffe « J’aime beaucoup ». Il faut noter que parfois quand on change le mot, il faut aussi changer la phrase. Le contexte est toujours très important.
le mot voiture (2) : Dans un registre neutre : La voiture arrive. Dans le registre soutenu une phrase comme, par exemple : L’automobile arrive déjà, madame. Et dans le registre familier, on dirait : Mais où est ta caisse (une bagnole) ? Tu l’as encore paumée ? (paumer quelque chose, ça veut dire perdre quelque chose).
le mot dormir (3) : Dans le registre neutre, on va dire : J’ai dormi une heure, ça m’a fait du bien. Dans le registre soutenu : Je me suis assoupie. Dans le registre familier, on pourrait dire : J’ai pioncé pendant une heure, ça m’a carrément fait du bien ! On peut dire plus familier : J’ai écrasé.
le mot chaussure (4) : Dans le registre neutre, on peut dire : J’aime beaucoup tes chaussures, elles te vont très bien. Dans le registre soutenu, on pourra dire : Ces souliers sont ravissants, ils te vont à merveille. Dans le registre familier, on pourrait dire : J’aime bien tes pompes, elles vont bien avec ton style. Dans un langage très familier, on pourrait dire : Je kiffe trop tes grolles, t’es trop stylé mec ! (les « grolles », ce sont des chaussures).
le mot police (5) : Un exemple du registre neutre : Eh ! Voilà la police, il faut partir. Dans le registre soutenu : Dépêchez-vous, les forces de l’ordre sont en chemin. Le registre familier ou très familier, on va pouvoir dire : Grouille-toi, ça veut dire « dépêche-toi », Grouille-toi, v’là les flics, v’là les keufs, v’là la flicaille, v’là les poulets… Le registre familier est très riche, surtout pour la police !
(pris et cité dans la transcription de la vidéo Langage familier, courant et soutenu. (Babon & Neomie 20 oct. 2019)
Ainsi, on voit que le langage familier est très riche, en général, et il se centre uniquement sur des mots courants ou expressions qu’on utilise très souvent dans la vie de tous les jours. On s’aperçoit aussi que, dans ce cas, ce n’est pas que le mot qui change, mais toute la phrase également.
Ce qui est sûr, c’est qu’il
existe aujourd’hui un argot commun, qui constitue un niveau de langue, un style donc, et des formes plus « spéciales », tirant encore vers la fonction cryptique, comme les parlers des banlieues, qui varie de banlieue en banlieue et de ville en ville (on ne parle pas de la même façon dans les banlieues parisiennes et dans les cités des quartiers nord de Marseille par exemple. (Calvet, 2007, p. 9)
Pour aider le professeur, il existe des moyens pour s’informer plus en détail sur les registres de langue comme, par exemple, le Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne électronique de Hanse Blampain présenté et décrit par Évelyne Pâquier dans Le français dans le monde no 317.
Ce cédérom s’adresse à tout public maitrisant bien, voire très bien, la langue française et qui se trouve confronté à quelques hésitations […]. […] Enfin dans l’usage, ce sont les domaines (par exemple : administration, informatique, linguistique, publicité…), les registres de langue et les régionalismes qui sont traités. […] Pour une utilisation avec des apprenants en français langue étrangère, l’enseignant devra s’assurer de la compétence de lecture de ses étudiants […] car les textes, pas toujours très simples à comprendre, fourmillent de métalangage. (Pâquier, 2001, p. 84)
En guise de conclusion
Il est vrai que le langage familier est très riche et, aussi, il est intéressant de voir que c’est un langage qui, par contre, demeure éphémère. C’est-à-dire que les expressions un peu argotiques, souvent disparaissent rapidement. Parfois, elles durent plus longtemps, mais c’est là où on voit que la langue est vivante : les gens inventent des expressions, des mots qui sont localement à la mode pour souvent les voir disparaitre.
Il faut accepter que l’argot constitue une grande partie du langage informel des gens et il n’est pas du tout surprenant qu’il constitue une part encore plus importante de la langue des jeunes. Ces individus du même âge se rassemblent en groupes, et ce sont ces groupes qui se caractérisent par l’utilisation de diverses unités linguistiques non traditionnelles – des jeux de mots les plus simples dans la langue familière aux expressions vulgaires et grossières à l’aide de gros mots – tout cela fait partie du langage de chaque nouvelle génération qui jouit de la liberté d’expression.
Les exemples concrets ont bien montré qu’on peut enseigner l’argot à travers les registres comme si on jouait à Memory où on cherche un équivalent possible à un mot. De cette façon, l’apprentissage devient ludique et attractif.
Nous terminons cet article en citant de nouveau Trollvin (2017) :
L’argot n’est pas enseigné à l’école et ce n’est pas un des premiers objectifs non plus quand on apprend une nouvelle langue mais une suggestion est que cela pourrait se faire avec le but d’enthousiasmer les élèves. La découverte de l’argot français inspire […]. (p. 22).
Ainsi, pourquoi ne pas faire connaissance avec ce phénomène pendant les cours de FLE dans les pays non francophones ?