Introduction
Nul ne peut douter que la mise à disposition du tout public de grands modèles de language pour comprendre et générer des textes, des images, du son, des graphiques, etc. est une rupture technologique majeure entrainant des transformations importantes dans tous les secteurs de la société. En attestent les nombreux articles de journaux relatant chaque jour de nouvelles applications dans des domaines aussi divers que la santé (suivi de patients à distance, opérations assistées), le secteur bancaire (vérification des transactions, optimisation des placements), les sciences environnementales (surveillance des émissions de CO2, calcul des zones à risques), la défense militaire (analyse d’images satellites), etc., tout ceci dans une optique d’accroissement de nos activités (faire plus), d’optimisation (faire plus avec ce qu’on a déjà) ou de rentabilité (générer plus de bénéfices avec des coûts constants). Cette innovation technologique, qui s’inscrit dans un long processus de développement des modèles de traitement des données, nous promet de pouvoir en faire toujours plus, avec des limites sans cesse repoussées.
Or, nous sommes confrontés en même temps aux limites planétaires calculées par des indices comme le jour du dépassement. Cette année, en France, le 19 avril, nous avions déjà consommé l’intégralité de notre biocapacité nationale : il nous faudra donc chercher ailleurs ou détruire irrémédiablement des écosystèmes afin de satisfaire notre voracité pour le restant de l’année. Au total, ce sont 9 limites planétaires que nous devons respecter afin que la vie sur Terre puisse se maintenir (Stockholm Resilience Center, 2009). Il s’agit de préserver le climat du dérèglement, la biodiversité de son érosion, les sols de leur changement d’usage, l’océan de son acidification, le cycle de l’eau douce de perturbations, l’ozone de son appauvrissement, les cycles de l’azote et du phosphore de perturbations, la biosphère de l’introduction de nouvelles entités synthétiques et l’atmosphère de la présence d’aérosols. Actuellement, 6 limites sur 9 ont été dépassées en 2023, seuls les océans, l’atmosphère et l’ozone se trouvent dans des situations qui peuvent continuer à soutenir la vie (Richardson & coll., 2023). Chaque dépassement d’une limite engendrant des conséquences négatives sur les autres limites, il est illusoire de penser que la vie sur Terre pourra se maintenir sans des feuilles de route individuelles et collectives très strictes.
À l’heure de l’anthropocène où l’être humain rivalise avec les processus naturels pour reconfigurer la biosphère, comment les didacticiens et les enseignants de FLES peuvent-ils imaginer des usages de l’IAG afin de construire une société résiliente et régénérescente pour l’ensemble du vivant ?
1. Penser les limites avant les usages
Il n’est pas toujours facile de se situer au sein des différents ordres de grandeur de consommation qui entourent l’IAG concernant sa fabrication, son entrainement, son utilisation et le recyclage des déchets produits. Il faut tenir compte de trois postes de dépenses : les matériaux dont les terres rares pour la construction des infrastructures, l’énergie pour ériger les centres de données, entrainer le modèle, l’utiliser et démanteler les machines et enfin l’eau pour refroidir les serveurs. Si on se centre uniquement sur le poste énergétique, l’empreinte carbone moyenne d’un Français, qui est actuellement de 10 tonnes par an, doit être stabilisé à 2 tonnes par an selon la trajectoire des accords de Paris (horizon 2050). Or, « si vous faites 10 conversations par jour avec ChatGPT-41, c’est l’équivalent d’1 tonne de CO2 par an. C’est la moitié de votre budget carbone annuel ou un Paris-New-York en avion (IDIP, 2025) ». En tenant compte du mixte énergétique local (mobilisant plus ou moins d’énergies fossiles), cette empreinte peut encore être aggravée.
Pour ce qui est de l’eau, les données sont un angle mort lors de l’installation des centres de données mais les populations locales notent une forte hausse des consommations qui assèchent des nappes phréatiques ou détournent des ruissellements dans un contexte de raréfaction de cette ressource (Li & coll., 2023). Quant aux terres rares, on comprend facilement pourquoi elles attisent la convoitise des plus grands producteurs de matériaux électroniques (comme les super-puces) et font l’objet de transactions démesurées (accords Kiev-Washington, mai 2025).
Certes, nous ne sommes pas tous égaux devant nos usages professionnels de l’IAG (rédactions de requêtes plus ou moins simplistes, réitérations/ajustements répétés, couplages avec d’autres applications, version gratuite/version professionnelle, générations de textes vs générations d’images, de sons, etc.), mais nous pouvons convenir que dans un contexte de décroissance souhaitable, moins d’IAG serait plus raisonnable. Ainsi, face à la pléthore d’outils d’IAG à notre service en tant qu’enseignant ou que nous pouvons proposer aux apprenants, il s’agit tout d’abord de nous demander lesquels sont les plus frugaux. Quand il s’agit de mobiliser l’IAG pour créer des ressources pédagogiques, ces dernières seront-elles réutilisables (Kostov, 2025) ? Quand nous proposons des séries de requêtes aux apprenants pour les accompagner dans leurs (auto-)apprentissages, il s’agit de réfléchir à des usages ponctuels, en mode tremplin, afin de ne pas induire de dépendances qui ne feront qu’exploser le compteur des consommations et renforcer une externalisation de la cognition (Clark & Chalmers, 1998). Bref, dans nos activités pédagogiques ou d’ingénierie, est-ce que l’IAG représente une plus-value sans surconsommation ou est-ce qu’elle ne fait que mobiliser « une Ferrari » pour traverser la rue (exemple des exerciseurs) ?
2. Panser les relations interpersonnelles
La fonction principale du langage est de permettre la communication entre des locuteurs inscrits dans des sphères culturelles plus ou moins communes et avec des intentions de communications plus ou moins partagées (Fishman, 1970). Ces échanges linguistiques peuvent être sources de tensions (Wagner, 2019) ou lieu de résonances au service de la construction de relations interpersonnelles plus ou moins intimes (Moser, 1994) mais fondamentales pour l’existence humaine, en témoignent les consultations auprès des spécialistes de la santé lorsque les relations interpersonnelles se dégradent (séparation, conflits) ou disparaissent (isolement, perte d’un être cher, déplacement).
Les études en psychologie sociale (Edmond & Picard, 2020) nous indiquent que les relations interpersonnelles se construisent autour de 3 dimensions (proximité, réciprocité et intimité) qui permettent d’asseoir la durabilité de la relation et son niveau de satisfaction générant alors des émotions positives mais aussi de la résilience (fonction de soutien). Comment alors réfléchir à des usages de l’IAG qui pourraient permettre de soutenir les interactions interpersonnelles en classe de FLES en se détournant d’usages très personnels qui ne font que renforcer l’interactivité personne/machine (Barbot & Lancien, 2003) ? À force de personnaliser les apprentissages, les apprenants se retrouvent un peu seuls face aux écrans alors qu’il s’agirait plutôt, dans un contexte de nécessaire résilience, de multiplier les contacts entre ces derniers (proximité), de construire des activités collaboratives qui impliquent de l’interdépendance (réciprocité) et de permettre dans une classe bienveillante (microattentions : Muller & Perez, 2024) de partager des parties de son univers personnel (intimité/pénétration sociale) (Altman & Taylor, 1978) pour renforcer les relations interpersonnelles.
Comme nous le voyons, il parait indispensable de penser l’interaction comme étant le cœur des activités pédagogiques proposées en classe de FLE afin de construire une communauté résiliente capable de surmonter des ruptures de normalité suite à des évènements climatiques intenses (COVID, 2020 ; Mayotte, 2025). Une trop grande dépendance à des outils technocentrés (Buss, 2025) risque non seulement de mettre en péril les apprentissages du moment, alors que les situations d’enseignement se trouveront fortement dégradées, mais aussi de créer des traumatismes qui paralyseront les apprentissages futurs (écoanxiété). Ainsi, au sein de la classe de FLE, l’IAG doit être anticipée comme un outil ponctuel au service du développement des compétences de l’oral (réception, interaction, production), compétences non-techno-dépendantes et non sujettes à des détournements (par exemple, les deepfakes). De plus, dans des contextes de déplacements forcés de populations alors que les pressions sur les ressources s’intensifient (raréfaction/prédation), l’accueil de l’Autre doit être pensé en amont (voir Gettliffe et Ardisson, 2022) afin d’accompagner le développement de relations interpersonnelles entre des communautés aux éléments culturels parfois éloignés. Comment alors mobiliser l’IAG pour construire des activités qui dépassent les biais culturels initiaux de la machine (Glickman & Sharot, 2025) et qui feront la part belle à la diversité ou à la variation ?
3. Panser la planète
Si l’accompagnement au développement des relations interpersonnelles au sein de la classe de FLE et avec les personnes issues de migrations diverses est fondamental afin de construire des communautés qui se soutiendront pendant des épisodes difficiles, les liens envers l’ensemble de la biosphère sont aussi à reconstruire et la classe de FLE peut largement y participer. Pour les plus jeunes, des dispositifs comme la classe du dehors ou l’école en forêt (Dabaja, 2021) peuvent être un prétexte pour renouer avec la nature, ses habitants et leur temporalité. Cependant, en l’absence de matériel pédagogique existant adapté à l’enseignement du FLSco, l’IAG pourrait être mobilisée pour la création de séquences, de cours en lien avec un environnement fortement contextualisé (faune, flore, géologie locales). Pour les plus âgés, des immersions écolinguistiques dans des espaces environnants mais aussi des échanges avec d’autres cultures francophones partageant des biosphères similaires (forêt, montagne, zones humides…) permettraient de conjuguer apprentissage du français et sensibilisation aux enjeux socio-environnementaux. L’IAG pourrait être un support pour des productions collaboratives (Michel & coll., 2025) qui accompagneraient ou illustreraient des activités manuelles ou créatives (herbiers, liens toponymie et histoires/chansons locales…).
Comme nous l’avons esquissé, le champ de la psychologie social souligne l’importance des relations interpersonnelles pour générer des émotions positives mais la psychologie cognitive insiste aussi sur le rôle décisif du cerveau limbique, siège des émotions, pour permettre le traitement de l’information (Dewaele & MacIntyre, 2014 ; Guedat-Bettinghoffer, 2024). Or, la nature a ses vertus qui permettent lors de séances immersives mobilisant les 5 sens (Antonelli & coll., 2021) d’apaiser les individus et de favoriser des émotions positives propices aux apprentissages : ceci pourrait par ailleurs induire des états de « flow » (ou expérience optimale – Csikszentmihalyi, 2008) ou d’émerveillement (Vandevelde-Rougale & coll., 2025). Quels sont alors les supports pédagogiques qui pourraient être imaginés et développés grâce à l’IA et mêlant sens et nature à l’image du dernier ouvrage de Boiron et coll. (2024), Le français des cinq sens ? Mais aussi, quelles activités pourraient être conduites afin de réparer le vivant (protection d’habitats comme les haies, les zones humides, réintroduction d’espèces…) et d’en assurer le suivi grâce à l’IA, à l’instar des pièges photographiques ?
Au final, c’est toute une panoplie d’activités qu’il faut imaginer en didactique du FLE en lien avec l’IAG afin de consolider des collectifs et assurer la gestion des biens communs de manière éclairée. Il s’agit de « changer d’imaginaire, de passer d’une économie de la prédation et de l’autoprédation à une économie de la relation entre les ressources, les biens et le vivant » (Université du Bien Commun, s.d.) et tout ceci en enseignant le FLES.
4. Anticiper les usages et adopter une posture réflexive : les clés d’une intégration constructive
À l’heure où l’abondance devient précaire et cyclique dans un environnement regorgeant de supercalculateurs, il ne convient plus de lancer les machines et de faire le tri dans des propositions mais plutôt d’anticiper les besoins afin de minimiser les requêtes. Pour ceci, il est crucial de s’inscrire dans un modèle d’ingénierie pédagogique « Slow Motion » en analysant le contexte d’enseignement (quel est notre public, les institutions qui nous soutiennent, le profil des enseignants en poste) et en redéfinissant les objectifs d’apprentissage en lien avec l’anthropocène (relations interpersonnelles, soutien au vivant). La priorité sera donnée à l’interaction entre les locuteurs et la coconstruction de ressources avec des publics plus ou moins éloignés linguistiquement et/ou géographiquement en s’appuyant sur une pédagogie de la relation appliquée à la didactique des langues (Kern, 2018). Ce n’est que dans un second temps que l’enseignant pourra consulter les listes d’outils IAG (par exemple, Pouzergues, 2025) et leurs affordances (Davis, 2020) afin d’imaginer des parcours pédagogiques.
La phase réflexive doit aussi être un espace conséquent pour des retours plutôt collectifs (enseignant-enseignant mais aussi enseignant-apprenant) sur les propositions pédagogiques intégrant l’IA. D’ailleurs, la plupart des contributions de ce volume intègre ce moment particulier qui vise à accompagner les apprenants à repérer/déjouer les hallucinations de la machine ou à évaluer en tant qu’enseignant les limites de la proposition didactique. C’est ce processus réitératif (contextualisation du questionnement, apports conceptuels, proposition pédagogique, action, réflexivité) qui peut amener une transformation éclairée des pratiques pédagogiques (Allouche, 2024). Malheureusement, le praticien-réflexif (Schön, 1984) doit imposer son temps pour ne pas être happé par les déferlantes technologiques successives.
Conclusion
Grâce à l’IAG, l’apprentissage du français langue étrangère ou seconde n’est plus obligatoire pour communiquer avec des locuteurs francophones natifs. En effet, certains d’entre nous ont déjà été témoins d’échanges linguistiques ponctuels par le biais de machines : un locuteur d’une langue étrangère tend son terminal téléphonique vers le locuteur francophone qui s’exprime et la machine restitue dans la langue étrangère la communication orale. ChatGPT est aussi un grand allié pour envoyer des messages en français parfait au professeur de FLES même si l’apprenant est débutant complet2. En ce sens, l’observation de Schumann (2013) qu’une des stratégies pour pallier les difficultés à apprendre une langue étrangère serait de déléguer cette tâche aux machines est maintenant réalité : l’enseignant de FLES pourrait donc devenir superflu. Mais à quel prix ? Que faire en cas de ruptures de normalité (panne, destruction des objets) ? Que reste-t-il des échanges interpersonnels filtrés par une machine3 ? Quelle place pour les émotions au cœur de la durabilité des relations ? Quels liens construire avec l’Autre et sa culture ? Souhaitons-nous déléguer à une communauté de robots, consommateurs de terres rares et de ressources en voie d’épuisement, producteurs de pollution et de dérèglements en tout genre, nos échanges interpersonnels même les plus intimes ?
Curieusement, nos imperfections deviennent nos forces et consignent l’authenticité des échanges. Les erreurs de langue, les sautes d’humeur, les pertes de repères, les décalages culturels, bref, tous ces petits grains de sable dans nos conversations en classe de FLES nous rapprochent et nous permettent de partager des moments d’humanité au service de l’accueil de l’Autre, locuteur étranger, dans toute sa diversité et en respectant les limites de notre environnement. Ne laissons pas l’IAG capter notre attention pour nous isoler les uns des autres mais inventons des pratiques en classe de FLES qui nous permettront de nous retrouver et d’être plus à l’écoute de notre environnement nourricier.
