Enseignement des repères culturels socialement sensibles : pratiques pédagogiques et défis déclarés des enseignant.es de francisation des adultes au Québec

DOI : 10.57086/dfles.1235

Abstracts

Dans le cadre du Programme d’études en francisation aux adultes, les enseignant.es québécois.es doivent aborder divers repères culturels dans leur cours aux personnes immigrantes. Dans le contexte de classes hétérogènes, où se côtoient plusieurs apprenants adultes issus de différents milieux socioculturels, l’enseignement de certains repères socialement sensibles prévus au Programme, tels que comprendre l’égalité des droits pour les femmes et les hommes, la laïcité des institutions, la place du français au Québec et au travail, la liberté d’expression des médias québécois, le droit à l’avortement, la lutte contre la violence conjugale, celle contre le racisme, l’homophobie ou les différents types d’union peut s’avérer une tâche ardue. Or, l’enseignement de ces repères est une des clés pour l’intégration des personnes immigrantes adultes à la société québécoise. Étant donné le manque de données sur l’enseignement de ces repères, cette étude exploratoire vise à documenter les défis et les pratiques pédagogiques déclarés des enseignant.es de francisation. Pour ce faire, un questionnaire en ligne (échelles de Likert, questions à choix multiples et questions ouvertes) a été diffusé auprès de différents groupes professionnels. L’analyse des réponses (N = 76) indique que bien que l’enseignement des repères culturels prescrits dans le Programme soit majoritairement perçu comme essentiel par les enseignant.es, leurs pratiques pédagogiques à cet égard sont variées et évoluent selon leurs expériences vécues en salle de classe. Les résultats éclairent quant aux besoins en formation initiale et continue des enseignant.es de francisation.

As part of the adult francization Program, Quebec teachers must address various cultural references in their courses for newcomers. In the context of heterogeneous classes, made of adult learners from different socio-cultural backgrounds, the teaching of some socially sensitive references provided for in the Program, whether it is equal rights for women and men, secular institutions, the place of French in Quebec and in the workplace, freedom of expression for Quebec media, abortion rights, the fight against domestic violence, racism, homophobia or different types of union can prove to be a daunting task. However, teaching these cultural references is one of the keys to the integration of adult immigrants into Quebec society. Given the lack of data on the teaching of these references, this exploratory study aims to document the teaching challenges and practices declared by francization teachers in this regard. An online questionnaire (Likert scales, multiple-choice questions, and open questions) was distributed among various professional groups. The analysis of the responses (N = 76) indicates that although the teaching of the cultural references prescribed in the Program is mostly perceived as essential by teachers, their teaching practices vary greatly and evolve according to their past experiences. The results shed light on the initial and continuing training needs of francization teachers.

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1. Introduction

Depuis la création du ministère de l’Immigration du Québec à la fin des années 1960, divers programmes et services à l’intention des personnes immigrantes adultes ont été mis en place afin de faciliter leur intégration à leur société d’accueil (Gagnon & Dion, 2018). Cette intégration passe notamment par la connaissance de la langue française. Les cours de francisation aux personnes adultes immigrantes sont offerts dans des centres de services scolaires, ainsi que dans des établissements partenaires du ministère de l’Immigration, de la francisation et de l’inclusion (MIFI), tels que des cégeps, universités ou organismes communautaires (Bartasova, 2015).

Actuellement, le Programme d’études Francisation (Ministère de l’Immigration, de la diversité et de l’inclusion, 2015) recense les savoirs, stratégies et éléments de culture jugés essentiels à la bonne intégration des personnes adultes immigrantes et allophones. Ainsi, l’enseignement qui leur est dispensé dépasse l’aspect linguistique pour inclure des repères culturels de la société d’accueil, dont la maitrise est essentielle à l’intégration à la société (Kamenova, 2019). Notons que ce programme prévoit 8 niveaux sur une totalité de 1400 heures de cours. Les repères culturels présents dans le Programme sont en lien avec les intentions de communication des personnes immigrantes en contexte social et professionnel. Les annexes I et II du Programme liste ainsi les repères socioculturels (p. ex. Personnalités médiatiques), les éléments de la compétence interculturelle (p. ex. Connaitre le rôle des parents dans le système scolaire) et les valeurs de la société québécoise (p. ex. Nécessité de parler français) que les enseignant.es de francisation devraient intégrer dans leur cours. L’enseignement des repères culturels doit se faire de manière respectueuse et inclusive, étant donné que les personnes nouvellement arrivées proviennent de cultures différentes et peuvent avoir des opinions et des croyances divergentes sur différents éléments de culture et d’interculturel (Fauteux, 2018). En effet, on trouve dans le Programme des sujets socialement sensibles, susceptibles de ne pas susciter de consensus au sein de certains groupes-classes. Citons par exemple la lutte contre l’homophobie ou le droit à l’avortement.

Comme le souligne Longpré (2023), relativement peu d’études en didactique des langues se sont intéressées aux enjeux liés à la francisation des adultes immigrants. Beaulieu et coll. (2021) ont par exemple brossé le portrait des habiletés orales d’apprenant.es en fin de parcours ; Yaba (2020) s’est penchée sur leur compétence de production écrite ; Fortier et coll. (2021) ont examiné le cas spécifique des personnes adultes immigrantes en apprentissage de la langue et de la littératie (qui suivent les classes de francisation-alpha). Kamenova (2019) s’est penchée sur l’intégration de la culture québécoise dans le Programme et indique que séparer l’enseignement/apprentissage d’une langue seconde du contexte socioculturel dans lequel elle est enseignée reviendrait à priver la langue apprise/enseignée de son rôle de vecteur identitaire. Il est à noter qu’il existe actuellement peu de données sur les pratiques pédagogiques des enseignant.es de francisation quant à l’enseignement des questions sensibles (Fauteux, 2018). Au vu de la diversité culturelle présente dans leur classe, on peut notamment se demander s’iels se sentent outillé.es pour enseigner les repères socioculturels, la compétence interculturelle et les valeurs communes qui figurent au programme. Afin de dresser un portrait de la situation actuelle et de recenser les possibles défis à l’enseignement de certains repères culturels, notre recherche s’est intéressée aux pratiques déclarées des enseignant.es lorsqu’iels abordent les sujets socialement sensibles figurant dans le Programme d’études Francisation.

2. Cadre théorique

La culture peut se définir comme étant une manifestation sociale. Elle comprend par exemple la langue que parlent les gens qui la constituent ou encore comment ils se vêtent, ce qu’ils mangent, ce qu’ils fêtent et quelles sont leurs traditions, etc. Selon Legendre (2005), la culture est :

[…] ensemble des phénomènes sociaux (religieux, moraux, esthétiques, scientifiques, techniques, etc.) propres à une communauté ou à une société humaine […], ou à une civilisation […]. Ensemble des manières de voir, de sentir, de percevoir, de penser, de s’exprimer et de réagir ; ensemble des modes de vie, des croyances, des connaissances, des réalisations, des us et coutumes, des traditions, des institutions, des normes, des valeurs, des mœurs, des loisirs et des aspirations qui distingue les membres d’une collectivité et qui cimente son unité à une époque. (p. 90)

Or, on parle souvent, en interculturel, de la culture comme d’un iceberg : une grande partie, voire la grande majorité, de celle-ci est invisible (Hall, 1979 ; Leanza, 2013). En effet, comment savoir à l’œil nu quel est le rapport à la ponctualité d’un peuple ou encore quelles sont ses habitudes en lien avec la hiérarchie au travail ? La classe de francisation devient donc un lieu de choix afin d’en connaitre plus sur le Québec et ses habitant.es L’enseignement des repères culturels permet donc aux personnes nouvellement arrivées de mieux comprendre la société dans laquelle elles vivent maintenant. Le programme du ministère de l’Immigration, de la diversité et de l’inclusion (2015) soulève aussi que l’acquisition des repères culturels significatifs et la sensibilisation aux valeurs de la société québécoise (p. ex. société libre et démocratique, séparation des pouvoirs politiques et religieux, primauté du droit, pluralisme et égalité hommes-femmes, etc.) constituent des éléments essentiels de la démarche de francisation des personnes immigrantes. Selon Kamenova (2019) il est important que ceux-ci soient sensibilisés à la culture qui est véhiculée par la langue française, et ce, dans toutes les compétences étudiées, qu’elles soient orales ou écrites soient sensibilisés à la culture véhiculée par la langue française. Toutefois, comme le note Samson (2015), la culture en francisation des immigrant.es est « souvent présentée dans une perspective sociologique et folklorisée » (p. 1).

Quant à l’interculturel, c’est un concept incontournable dans les cours de francisation au Québec. En effet, le Programme-cadre de français pour les personnes immigrantes adultes au Québec (Ministère de l’Immigration et des communautés culturelles du Québec, 2011a) et l’Échelle québécoise des niveaux de compétences en français des personnes immigrantes adultes (Ministère de l’Immigration et des communautés culturelles du Québec, 2011b) visent « le développement de compétences langagières en français et le développement de la compétence interculturelle » (Ministère de l’Immigration, de la diversité et de l’inclusion, 2015, p. 1). Le programme de francisation-alpha ministériel, pour les personnes peu scolarisées, quant à lui, n’existe toujours pas mais est attendu pour l’automne 2025. Dans le cadre de cet article, nous nous sommes intéressés au développement de la compétence interculturelle, aux pratiques pédagogiques et aux défis rencontrés par les enseignant.es de francisation. Mais d’abord, qu’est-ce que l’approche interculturelle ? Selon Amireault (2015),

L’approche interculturelle a pour objectif la prise en compte de la diversité culturelle présente dans une société donnée, en permettant à la spécificité culturelle de chaque apprenant d’être valorisée. Il s’agit de susciter, chez les apprenants de langue, l’ouverture à l’Autre tout en leur permettant de réfléchir aux similarités et aux différences qui existent entre ce qu’ils découvrent dans la culture d’accueil et leur culture d’origine. (p. 2)

Il est donc important que les enseignant.es de francisation des adultes puissent enseigner la culture d’accueil mais aussi utiliser l’approche interculturelle afin d’outiller les nouveaux arrivants à connaitre, à comprendre et à participer à la société à laquelle ils vivent désormais, soit une société interculturelle.

En ce qui concerne le Programme québécois, les repères culturels y sont divisés en trois dimensions : sociolinguistique (p. ex. Aspect social de la communication avec les francophones), sociologique (p. ex. Vie quotidienne, comportement et organisation sociale des francophones) et esthétique (p. ex. Créations artistiques et éléments patrimoniaux de la culture québécoise). Le programme présente en annexe I (éléments pour débutants) et II (éléments pour intermédiaires) ces mêmes repères culturels sous forme de tableau, divisés entre repères dits socioculturels, éléments de la compétence interculturelle ainsi que les valeurs communes (voir Annexe B pour un exemple pour le stade intermédiaire). Or, le programme n’indique pas aux enseignant.es comment aborder des sujets culturellement sensibles pour certain.es apprenant.es (p. ex., le mariage de même sexe, le concubinage) en classe ni comment surmonter les défis que ceux-ci rencontrent lorsqu’ils enseignent ces repères culturels. À notre connaissance, aucune étude scientifique ne s’est penchée sur ces questions, malgré les besoins en formation des milieux éducatifs québécois concernant la prise en compte de la diversité ethnoculturelle, déjà largement documentés (Borri-Anadon & coll., 2018 ; Larochelle-Audet & coll., 2016). Afin de combler ce manque dans la recherche, nous avons mené une recherche descriptive et exploratoire comprenant deux questions de recherche :

  1. Quel est le rapport des enseignant.es de francisation des adultes au Québec à l’enseignement des repères culturels ?
  2. Quels sont les défis déclarés par les enseignant.es lors de l’enseignement de ces repères culturels ?

3. Méthodologie

En l’absence d’étude antérieure sur le sujet, notre recherche de nature descriptive et exploratoire a pour but de documenter les pratiques pédagogiques et les défis des enseignant.es de francisation quant à l’enseignement des repères culturels socialement sensibles. Afin d’atteindre cet objectif, un questionnaire en ligne (Office Forms) a été élaboré et diffusé sur les réseaux sociaux (p. ex., le groupe Facebook Enseigner la francisation des adultes au Québec) et dans les réseaux professionnels des personnes chercheuses une fois les approbations éthiques obtenues. Par son aspect exploratoire, la présente étude a vocation à fournir un premier aperçu des défis déclarés par les enseignant.es, ce qui permettra d’ouvrir la voie à des études ultérieures sur le sujet.

Le questionnaire (Annexe A) se divisait en trois parties, pour un total de 15 questions. La première partie visait à dresser le portrait des répondant.es (informations sociodémographiques, parcours académique et expérience professionnelle en francisation). La deuxième portait sur le rapport des enseignant.es à l’enseignement des repères culturels socialement sensibles (p. ex. Habituellement, enseignez-vous les repères culturels prévus au programme ? Si oui, cochez toutes les thématiques que vous enseignez). Enfin, la troisième partie invitait les participantes, participants à rapporter leurs défis en la matière (p. ex. Pour vous, est-ce que certaines thématiques sont plus difficiles à aborder ? Indiquez ici vos principaux défis en la matière, le cas échéant ?). Une liste de repères culturels socialement sensibles mentionnée dans certaines questions a été élaborée en se basant sur les annexes I et II du Programme, et validée auprès d’enseignant.es de francisation issus des réseaux professionnels des chercheuses, chercheurs afin d’en assurer la validité. La durée moyenne de remplissage du questionnaire était de 26 minutes.

Au total, 76 enseignant.es de francisation ont répondu au questionnaire. La majorité de l’échantillon était constituée de femmes (86 %, n = 65) et la moyenne d’âge était de 42 ans. La moitié des répondant.es détenaient un baccalauréat1 en enseignement du français langue seconde (33 %) ou première (17 %). Les autres diplômes fréquemment obtenus étaient en linguistique, en adaptation scolaire ou en enseignement en général. Sur le plan professionnel, la majorité était expérimentée puisque 57 % possédaient plus de six années d’expérience en francisation aux adultes. Les niveaux de francisation pour lesquels les répondant.es disposaient de plus d’expérience étaient les niveaux 2, 4 et 5 (45 % à 46 % de l’échantillon les ayant respectivement enseignés). 79 % enseignaient au moment de l’étude en francisation aux adultes, tandis que 9 % œuvraient en alpha-francisation. Neuf participantes, participants enseignaient dans d’autres contextes (par ex. francisation en entreprise). Au moment de l’étude, 85 % enseignaient en centre de service scolaire et 15 % enseignaient dans un établissement partenaire du MIFI.

Les données quantitatives issues des questions à choix multiples ont été analysées en termes de statistiques descriptives (p. ex. analyse de moyenne et de fréquence) afin de dégager les tendances au sein de l’échantillon quant à l’importance de l’enseignement des repères culturels prévus au Programme et à la fréquence à laquelle certains repères socialement sensibles étaient abordés. La majeure partie des données était qualitative (questions ouvertes du questionnaire) et a fait l’objet d’une analyse thématique du discours grâce au logiciel QDA Miner. Même si les thèmes étaient clairement identifiés dans le questionnaire (pratiques pédagogiques d’une part, défis d’autre part), un codage semi-ouvert (Saldana, 2011) a été réalisé afin de laisser la possibilité à certains codes et sous-codes d’émerger. Par exemple, l’analyse des fréquences et des co-occurrences des codes a permis de dégager les repères jugés plus difficiles à aborder ainsi que les raisons de ces difficultés.

4. Résultats

4.1. Rapport à l’enseignement des repères culturels

Notre analyse de contenu des réponses du questionnaire permet de constater que 88 % des participants de l’étude indiquent enseigner les repères culturels prévus au programme, que ceux-ci soient sensibles ou plus généraux. Les autres répondants (12 %) déclarent ne pas enseigner les repères culturels. L’analyse des questions 10 (Cochez toutes les thématiques que vous enseignez), 13 (Comment qualifieriez-vous la réception des apprenants [dans l’ensemble] lorsque vous enseignez des sujets plus sensibles ?) et 14 (Dans quelle mesure est-ce qu’il est important pour vous d’aborder les sujets culturels ou interculturels ?) montre que, selon les enseignant.es participants, la perception des repères culturels par les apprenants était majoritairement positive (15 % excellente et 46 % bonne) ou neutre (17 %), mais que 20 % des enseignant.es percevaient que la réception était passable. Aucune personne répondante n’a perçu une mauvaise réception lors de l’enseignement des repères culturels. En ce qui concerne l’enseignement des repères culturels, les enseignant.es sondé.es considèrent que les enseigner est extrêmement important (22 %), très important (63 %) ou moyennement important (12 %). Iels ne sont que 3 % à considérer que l’enseignement des repères culturels est peu important et aucun répondant n’indique que ce n’est pas du tout important. Dans l’ensemble, les répondant.es jugent en effet primordial d’utiliser la culture comme véhicule d’intégration à la société d’accueil, comme l’illustre ce commentaire représentatif :

Je trouve qu’il est important que les étudiants soient directement informés de nos valeurs, de notre liberté de choix qui diffère souvent de la leur. Au Québec nous nous respectons dans nos choix, dans notre orientation et il est important qu’ils connaissent cette réalité ici. (Q15, #16)

Nous pouvons constater que les sujets, préalablement identifiés dans notre liste de repères culturels socialement sensibles, les plus enseignés par les répondant.es sont l’égalité entre les hommes et les femmes au Québec et au Canada (enseigné par 78 % de notre échantillon) ainsi que les types d’union. Le statut de conjoint.e de fait, qui n’existe pas partout dans le monde, est enseigné par 75 % des répondant.es, et ce, dès les premiers niveaux du programme (niveau 1 et niveau 2). Toutefois, deux sujets sont identifiés comme étant beaucoup moins enseignés, soit la primauté du droit et le droit à l’avortement, pour 34 % des répondant.es. La Figure 12 fournit plus de détails à ce sujet. De plus, certains indiquent qu’ils ne savaient pas que ces sujets figuraient au programme ou encore n’avaient jamais consulté les annexes du programme.

Figure 1. Repères culturels abordés en classe par les enseignant.es de francisation

Figure 1. Repères culturels abordés en classe par les enseignant.es de francisation

4.2. Défis déclarés

L’analyse de contenu des réponses ouvertes du questionnaire révèle que malgré l’importance perçue de l’enseignement des repères culturels prévus au Programme, un tel enseignement n’est pas sans poser des défis à plusieurs enseignant.es de francisation. L’analyse des questions 11 (Pour vous, est-ce que certaines thématiques sont plus difficiles à aborder ? Quels sont vos principaux défis en la matière, le cas échéant ?) et 12 (Est-ce qu’il y a certaines thématiques que vous n’abordez pas en classe ou qui vous posent des défis dans leur enseignement ? Si oui, lesquelles et pourquoi ?) indique ainsi que les trois repères les plus difficiles à aborder selon les enseignant.es sont le droit à l’avortement (20 mentions), la religion (19 mentions) et l’homosexualité et la lutte contre l’homophobie (11 mentions).

Dans le cas du droit à l’avortement, les répondant.es ont expliqué leur malaise à évoquer ce repère par le fait que celui-ci possède une charge émotionnelle forte pouvant générer des réactions fortes d’apprenant.es. Aussi les enseignant,es ont-iels indiqué qu’iels n’étaient pas formées, formés à gérer de telles situations en tant qu’enseignant.es de langues. Ce commentaire en témoigne : « L’avortement : ce n’est pas mon rôle d’en débattre en classe. Il y a trop d’aspects psychologiques entourant le fait de vivre un avortement » (Q12, #13). En revanche, les réticences à aborder la religion en classe semblent davantage liées à une volonté de respecter les croyances « (très) personnelles » des apprenant.es. Cinq répondant.es ont également noté que la religion pouvait être difficile à aborder parce qu’iels jugeaient que certaines croyances religieuses chez les apprenant.es créent « des conflits de valeurs avec celles de la société québécoise » (Q12, #44). À cet égard, il convient de noter que certains repères comme la religion sont sensibles pour les enseignant.es eux/elles-mêmes :

Je trouve difficile d’aborder le thème de la religion parce que je ne me sens pas assez objective et ouverte. Par exemple, même si j’accepte et apprécie tous mes étudiants, j’ai de la difficulté à accepter le foulard islamique et ce qu’il symbolise. (Q12, #54)

Quant à l’orientation sexuelle et la lutte contre l’homophobie, celles-ci peuvent susciter en classe « soit un malaise, soit de vifs débats » (Q11, #31) pour lesquels les enseignant.es ne se sentent pas toujours préparé.es, préparés. Un participant a toutefois mentionné contourner ceci en faisant appel aux services d’intervenant.es spécialisé.es sur ces questions (le GRIS, en l’occurrence). De manière générale, la peur de « créer des conflits » qui pourraient laisser « des taches d’huile » dans le groupe-classe peut amener des enseignant.es à « passer sous silence » certains de repères culturels (Q15, #14).

Par ailleurs, notre analyse révèle qu’au-delà du caractère émotionnellement chargé de certaines thématiques, d’autres facteurs peuvent expliquer le fait que certains repères culturels prescrits ne soient pas nécessairement abordés en classe. On peut tout d’abord citer des facteurs d’ordre contextuels ou logistiques, comme le fait que le Programme est « chargé », comme le révèle cette participante : « Je manque de temps pour enseigner toutes les tâches du programme alors je priorise les contenus linguistiques pour le moment » (Q11, #11). De même, le temps de conception du matériel didactique pour aborder certains repères (pour lesquels il existe peu de ressources clés en main) peut décourager certaines enseignantes, certains enseignant.es : « Je n’ai pas de blocage pour aborder ces thématiques en classe, la seule chose qui pourrait me freiner est le temps de création de [la] séquence de matériel didactique » (Q12, #20). Ces contraintes temporelles amènent ainsi certaines enseignantes, certains enseignant.es à seulement « effleurer » des repères culturels socialement sensibles.

Dans un autre ordre d’idées, le contexte de francisation vient avec son lot d’obstacles linguistiques au moment d’aborder certains repères culturels. Comme le note cette participante, le fait que les étudiants.es sont en apprentissage du français est susceptible de créer des malentendus lors des discussions en classe : « Avec la barrière de la langue, j’ai peur que mes propos soient parfois mal interprétés » (Q11, #36). Ceci est d’autant plus vrai pour les apprenant.es en francisation-alpha, peu scolarisés dans leur pays d’origine, et pour qui comprendre certains concepts abstraits comme la lutte contre l’homophobie peut s’avérer un défi (Q11, #26). Ces défis linguistiques tendent toutefois à s’estomper au stade intermédiaire (niveaux 5 à 8 du Programme) : « C’est ce qui est plus intéressant aux niveaux plus avancés, on peut plus facilement exploiter des thèmes de notre actualité-société et [les] thèmes “sensibles” » (Q15, #13).

Enfin, un dernier facteur pouvant expliquer les réticences à aborder certains repères du Programme concerne le manque de connaissances perçu des enseignant.es sur certaines thématiques. Par exemple, lorsqu’il s’agit de la lutte contre le racisme, certaines enseignantes, certains enseignant.es n’ayant pas été confrontées, confrontés à ce type de discrimination se sentent moins légitimes pour l’aborder, puisqu’ils considèrent « moins bien connaitre le sujet qu’eux [les apprenant.es] » (Q11, #5). Dans la même veine, un participant a indiqué qu’il était parfois « difficile d’avoir le chapeau de prof, de médiateur culturel et de porteur de culture », d’autant plus quand « on ne maitrise pas certains sujets de diversité » qui évoluent rapidement, comme l’identité de genre (Q15, #54).

5. Discussion

Dans cette recherche, nous avons voulu rendre compte du rapport des enseignant.es de francisation du Québec à l’enseignement des repères culturels sensibles (objectif 1) ainsi que des défis liés à cet enseignement (objectif 2). Nos résultats indiquent que les professeur.es considèrent l’enseignement des repères culturels importants et que la réception auprès des apprenants est généralement bonne, malgré des expériences contrastées. Cependant, en dépit du fait que l’importance d’enseigner les repères culturels fait consensus, plusieurs enseignant.es ne se sentent pas à l’aise pour ces enseignements. Les repères liés à la religion, à l’homosexualité et à l’avortement font ainsi régulièrement l’objet d’une autocensure chez des enseignant.es anticipant – ou craignant de vivre – des tensions au sein de leur classe.

Puisque plusieurs professeur.es se sentent mal outillés en ce qui concerne l’enseignement des repères culturels, nous suggérons, à l’instar de Borri-Anadon et coll. (2018) et de Larochelle-Audet et coll. (2016), qu’un cours portant sur l’immigration et l’approche interculturelle soit ajouté au curriculum obligatoire de formation initiale des maitres au baccalauréat en enseignement du français langue seconde, mais aussi au programmes qualifiants de deuxième cycle universitaire ou encore au certificat d’enseignement du français langue seconde. Ce cours devrait aborder non seulement les parcours des nouvelles arrivantes, nouveaux arrivants mais aussi des approches pédagogiques et des façons d’enseigner les repères culturels.

Du côté de la formation continue, nos résultats soulèvent aussi la nécessité d’offrir, en sus de la formation initiale, de la formation continue portant sur l’enseignement des repères culturels aux enseignant.es déjà en poste, comme l’indique ce commentaire :

Je considère que ce ne sont pas les personnes apprenantes qui rendent les sujets sensibles, mais plutôt les personnes qui les enseignent selon leur aise avec ces sujets. Ainsi, il me semble nécessaire de bonifier la formation des personnes enseignantes à pouvoir développer leurs compétences à aborder les repères culturels et les thèmes sensibles, tout comme leurs connaissances sur les droits et devoirs des personnes enseignantes. (Q15, #18)

Étant donné la charge émotionnelle associée à l’enseignement de certaines questions sensibles, ces formations pourraient porter, entre autres, sur la communication non violente, la gestion des conflits, mais aussi sur comment aborder les questions sensibles comme l’identité de genre, les Premières Nations, les droits des femmes, etc. En effet, comme le souligne Kamenova (2019), le rapport personnel de l’enseignante, enseignant à la culture peut influencer sa manière de l’évoquer sur le plan pédagogique.

De plus, plusieurs enseignant.es déclarent manquer de temps pour aborder les repères culturels. Puisque les repères culturels ne sont pas évalués, il est compréhensible que certaines enseignantes, certains enseignant.es se concentrent sur les savoirs d’ordre linguistique. À ce sujet, il serait intéressant d’optimiser leur temps d’enseignement en intégrant l’enseignement des repères culturels à des tâches des compétences linguistiques, par exemple en utilisant des supports portant sur des sujets interculturels socialement sensibles. En effet, selon Lungoci (2016), les activités pédagogiques idéales pour enseigner la dimension interculturelle doivent valoriser les capacités de découverte des apprenants, afin qu’ils puissent interpréter et mettre en relation leur culture d’origine et la culture cible à l’aide d’activités et de tâches élaborées autour de documents authentiques (textes médiatiques, extraits vidéos, lectures, etc.) qui présentent ou expliquent des éléments concernant la culture cible, faisant en sorte que les apprenants puissent effectuer des comparaisons avec leur propre culture.

Enfin, puisque le manque de familiarité des enseignant.es avec les thématiques associées à certains repères constitue également un défi rapporté, les établissements de francisation gagneraient à encourager les enseignant.es à solliciter les organismes communautaires, les associations et autres experts pour intervenir en classe sur certains sujets pour lesquels les enseignant.es disposent de moins d’expertise. À cet égard, il serait intéressant que le ministère de l’Immigration, de la francisation et de l’intégration (MIFI) constitue une banque de ressources et d’experts pouvant intervenir en classe de francisation pour appuyer les professeur.es dans l’enseignement des repères culturels.

6. Conclusion

Cette étude est la première à aborder le rapport à l’enseignement des repères culturels et les défis déclarés des enseignant.es de francisation au Québec. Bien qu’elle apporte des éclairages intéressants et importants sur les pratiques pédagogiques et les défis déclarés quant à l’enseignement des repères culturels chez des enseignant.es de francisation des adultes immigrants rencontrés, des limites doivent être soulignées. D’abord, sur le plan méthodologique, notre échantillon aurait pu contenir davantage de répondants et atteindre ainsi une centaine de répondants. De plus, sur le plan des outils utilisés, il aurait été intéressant de pouvoir rencontrer des enseignant.es en entrevue. Il aurait aussi été intéressant de sonder nos participants sur les outils pédagogiques qu’ils utilisent pour enseigner les repères culturels et de savoir si le matériel mis à leur disposition leur permet d’aborder ces sujets.

De plus, cette recherche a été réalisée avec des enseignant.es œuvrant auprès des adultes. Il serait aussi intéressant de sonder des professeurs.es du secteur jeune, par exemple ceux qui enseignent en classe d’accueil au secondaire. Ajoutons qu’il serait bénéfique pour les enseignant.es de faire le même type de recherche auprès des apprenant.es afin de vérifier le degré d’appréciation des pratiques qu’ils appliquent lors de l’enseignement des repères culturels. Enfin, comme indiqué dans le Programme de francisation (Ministère de l’Immigration, de la diversité et de l’inclusion, 2015), nous considérons important de rappeler que l’objectif principal de la formation linguistique et culturelle demeure l’intégration et la participation des personnes immigrantes à la société québécoise et non l’assimilation de ces dernières.

Bibliography

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Appendix

Annexe A : Questionnaire en ligne distribué aux participant.es

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Annexe B : Exemple de repères culturels travaillés au stade intermédiaire en francisation des adultes au Québec (MIDI, 2015, p. 258-259)

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Notes

1 Baccalauréat = licence (en France) Return to text

2 L’axe des ordonnées indique le nombre de répondant.es ayant coché chaque réponse. Iels avaient l’option de choisir plusieurs réponses. Return to text

Illustrations

References

Electronic reference

Tania Longpré and Kevin Papin, « Enseignement des repères culturels socialement sensibles : pratiques pédagogiques et défis déclarés des enseignant.es de francisation des adultes au Québec », Didactique du FLES [Online], 3:2 | 2024, Online since 19 décembre 2024, connection on 18 février 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/dfles/index.php?id=1235

Authors

Tania Longpré

Université du Québec à Montréal, Canada. Tania Longpré se spécialise dans l’enseignement du FLS aux adultes, aux jeunes adultes et aux adolescents. Elle s’intéresse aux programmes d’enseignement du français langue seconde aux apprenants issus de l’immigration et à l’apprentissage des langues des pays d’accueil. Elle est titulaire d’une maîtrise en didactique des langues et détient un doctorat en éducation (université du Québec à Montréal, 2024).

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By this author

Kevin Papin

Université du Québec à Montréal, Canada. Kevin Papin se spécialise dans l’enseignement du FLE/FLS aux adultes et jeunes adultes. Il a enseigné des cours de FLS, FOS et FOU pendant près d’une dizaine d’années, notamment à l’université d’Ottawa et à l’Université McGill (Canada), ainsi que dans divers centres de formation aux personnes immigrantes. Titulaire d’un master en linguistique et didactique des langues (université Rennes ii, France) et d’un doctorat en didactique, spécialisation FLS (Université de Montréal, Canada), ses recherches actuelles s’intéressent aux applications pratiques du numérique en salle de classe et en dehors, afin notamment de favoriser l’autonomie de l’apprenant et la volonté de communiquer en langue seconde.

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