Dix outils pour penser

p. 133-136

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Claude Springer. (2025). Les 10 Essentiels. Éditions de Bonne Heure.

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1. Vue d’ensemble

Claude Springer, professeur émérite d’Aix-Marseille Université, vient de publier Les 10 Essentiels chez Éditions de Bonne Heure à Strasbourg (dépôt légal : août 2025). Nous considérons que ce livre est une vraie réussite, car il réussit à être à la fois synthétique et très réfléchi sur la didactique des langues et des cultures (DLC).

L’idée, c’est de proposer un parcours d’autoformation, une sorte de vademecum pour tous ceux qui touchent à l’enseignement : profs, formateurs, chercheurs, doctorants, ou même de simples curieux qui veulent entrer dans les grandes lignes théoriques qui font la discipline aujourd’hui.

Dès la préface de Daniel Véronique, on comprend l’esprit : ce n’est pas un manuel scolaire figé. Non, c’est plutôt un guide qui pousse à la réflexion, où les grandes écoles de pensée (comme la linguistique, la sémiotique, la sociolinguistique, la philosophie du langage) se mélangent pour une visée critique et humaniste. D’ailleurs, Springer le dit lui-même : il ne prétend pas nous « enseigner la didactique » mais plutôt nous donner les outils pour penser. Bref, il nous donne les clés pour comprendre pourquoi et comment on enseigne une langue à notre époque.

2. Une carte du savoir didactique

Ce livre est structuré autour de dix « essentiels » (avec une synthèse à la fin). Chacun correspond à une grande entrée théorique de la didactique actuelle. Springer nous embarque dans un voyage intellectuel, partant de la philosophie du langage pour arriver à la sociolinguistique critique, en passant par tout ce qui est dialogisme, sémiotique, interculturel, et même les fameuses épistémologies du Sud. Commençons par un petit aperçu des points forts (avec quelques exemples concrets tirés du texte) :

Essentiel 1 : on commence par un peu de philosophie

Springer revient au cogito cartésien pour mettre la subjectivité au cœur de l’acte de parole : « Au début est le Je du cogito. » Il nous fait réfléchir sur la place de l’Autre dans le « Nous », et cela ouvre la voie à une didactique assez humaniste. Un exemple frappant : il oppose le sujet grammatical, cette vision « désincarnée », à l’élève réel qui, lui, a une histoire et des altérités.

Essentiel 2 : les approches « sérieuses » scientifiques et rationalistes

Dans ce chapitre, Springer nous rappelle que la didactique a d’abord puisé dans la linguistique structurale. L’auteur parle de la « grande affaire des linguistes » pour montrer comment les sciences du langage ont, à un moment, essayé de mettre le sens de côté. Un bon exemple : il cite Saussure puis la « linguistique appliquée » pour illustrer le passage de la langue vue comme un objet à la langue utilisée concrètement. Cette partie atteste de la souplesse du passage d’un point à un autre.

Essentiels 3 & 4 : la parole, le dialogue et le discours

C’est là où Springer sort les références incontournable : Voloshinov, Bakhtine, Benveniste, Hymes, Goffman et Pêcheux. La parole n’est plus une matière solitaire, mais un vrai espace où se rencontrent (et se répondent) les voix sociales. Pour Bakhtine, la « parole vivante » est décrite comme un lieu de transformation mutuelle et Springer fait bien le lien avec l’enseignement des langues en interaction réelle.

Essentiel 5 : à la recherche du sens

Springer aborde la sémiotique (science des signes et des interprétations) avec des références comme Bréal, Greimas et Peirce. Il fait une distinction claire entre la sémantique structurale et la sémiotique sociale à l’ère du numérique. Pour illustrer le sens, il intègre les théories de la communication du CECR 2001, montrant que la notion a glissé vers la performance communicative.

Essentiels 6 à 8 : plurilinguisme etsSociolinguistique

À partir du 6e essentiel, on passe à la partie la plus vivante de l’ouvrage. On passe en revue l’écologie des langues (Haugen, Calvet), la question de la langue nationale face aux migrations, et on fait des zooms concrets sur des langues comme le créol réyoné et l’elsässisch ce qui mélange la théorie avec le terrain : on parle donc de la politique linguistique, des enjeux de transmission, des dispositifs bilingues, etc. L’exemple de l’alsacien et du créole réunionnais est assez convaincant pour montrer cette tension entre le fait d’être minorisé et la vitalité d’une langue.

Essentiel 9 : l’interculturel, l’altérité et le vivre-ensemble

L’auteur propose trois modèles du « vivre-ensemble » et insiste notamment sur l’éducation plurilingue et interculturelle. Il dit joliment que la compétence interculturelle européenne, c’est « un savoir habiter la diversité sans la réduire à la tolérance ».

Essentiel 10 : le plus politique : colonialité et épistémologies du Sud

C’est probablement le chapitre le plus actuel et le plus engagé. Springer explore les pensées décoloniales latino-américaines (de Sousa Santos, Glissant, Maldonado-Torres), partant du « cannibale » de Freud. Là, il met en lien les notions de « translanguaging » et de « pluriversel » à un vrai besoin de décentrer la didactique pour la sortir de ses bases euro centriques.

Enfin, la Synthèse 11 rassemble tout, pour montrer que les ensembles Langue/Culture en DLC sont en fait des espaces en constant mouvement, produits par nos interactions.

3. Pourquoi ce livre est essentiel selon notre angle de vue ?

Ce qui fait la force de cet ouvrage, ce sont trois choses évidentes :

Premièrement, une perspective historique limpide. Chaque essentiel a son fil chronologique où Springer nous montre comment les modèles théoriques se répondent, sans jamais les opposer bêtement. Autrement dit, pas de « c’était mieux avant ».

Deuxièmement, il s’agit d’un lien constant entre le concept et le terrain. Il ne nous laisse jamais confus avec la théorie pure. Chaque approche est mise en contexte dans des situations concrètes. Par exemple, le bilinguisme à l’école, ou encore l’enseignement dans des milieux créoles, l’usage du numérique, etc.

Troisièmement, l’engagement éthique/politique est bien présent. L’auteur nous pousse vers une didactique humaniste, plurielle et critique. Il refuse que les « sciences du langage » soient neutres et lui redonne une bonne dose de dimension citoyenne.

Enfin, cet ouvrage impressionne tant par son côté complet que cohérent. Par ailleurs, nous remarquons également que la densité du propos pourrait un peu décourager quelqu’un qui débute. Les chapitres 2 et 5, avec toutes leurs références (Saussure, Peirce, Greimas), demandent un bon effort de relecture pour bien assimiler les liens entre les différents modèles. Ceci dit, c’est un choix assumé par Springer : « Les 10 Essentiels, ce n’est pas un manuel “prêt-à-l’emploi”, mais c’est un vrai compagnon de route intellectuel. »

D’autre part, même si l’auteur parle de l’ère du numérique, son analyse est plus symbolique qu’expérimentale. Autrement dit, la place peu développée donnée aux approches numériques assez récentes (genre TikTok, YouTube, l’IA, tout ça). Cela dit, il donne tout de même une base épistémologique indispensable pour qu’on puisse ensuite y réfléchir de manière critique.

4. Ce qui nous a marqué… et ce qui nous a moins plu

C’est l’Essentiel 10, sur les épistémologies du Sud qui nous a le plus marqué. Springer y développe une pensée décentrée, assez courageuse, qui fait le lien entre le décolonial et la didactique. Il a cette phrase qui dit : « penser le langage, c’est aussi penser le monde que ce langage produit » ce qui ouvre des portes sur une didactique pluriverselle où les langues se parlent au lieu d’être classées.

Contrairement au chapitre 10, l’Essentiel 2, sur l’approche rationaliste était un passage obligatoire pour comprendre les débuts de la discipline mais il reste très descriptif et il serait plus explicite avec des incarnations. On sent moins la « patte » personnelle de Springer, alors qu’elle est assez vivante dans les chapitres d’après.

Enfin, Les 10 Essentiels est bien plus qu’un simple survol, il s’agit d’une invitation à repenser la didactique avec rigueur, mais aussi avec beaucoup de sensibilité. Après l’avoir lu, nous n’avons qu’une envie : replonger dans les grands auteurs (Bakhtine, Hymes, Glissant, etc.) pour construire notre propre manière de voir les choses. L’écriture est claire, zéro jargon inutile, ce qui est un vrai exploit pour rendre accessible des notions si complexes notamment pour les doctorantes qui débutent dans le domaine. Lire Les 10 Essentiels, c’est prendre le temps de se rappeler que, au fond, enseigner une langue, c’est toujours enseigner une vision du monde.

References

Bibliographical reference

Baya Mihoubi, « Dix outils pour penser », Didactique du FLES, 4:2 | 2025, 133-136.

Electronic reference

Baya Mihoubi, « Dix outils pour penser », Didactique du FLES [Online], 4:2 | 2025, Online since 18 décembre 2025, connection on 19 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/dfles/index.php?id=1807

Author

Baya Mihoubi

Doctorante en sciences de l’éducation à l’université de Haute-Alsace et membre de l’UR2310 Laboratoire interuniversitaire des sciences de l’éducation et de la communication des universités de Haute-Alsace, de Strasbourg et de Lorraine. Sa thèse porte sur l’enseignement du FLE par le biais des réseaux sociaux. Elle est titulaire d’un master 2 en lettres modernes et classiques ainsi que d’un master 2 en didactique du FLE. Elle a été professeure de lettres au collège Don Bosco-Landser (Mulhouse). Elle était précédemment formatrice de FLES chez ALAJI SAS.

baya.mihoubi@uha.fr

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