Introduction
L’orthographe du français comporte des variations riches qu’on peut considérer comme des zones de fragilité du système (Lucci & Millet, 1994), dont la gestion est souvent signalée comme défaillante ou résistant à l’apprentissage des apprenants. La classe des verbes constitue le lieu le plus important d’erreurs orthographiques à tous les niveaux scolaires. Cela s’explique partiellement par une homophonie importante de la morphologie verbale.
Si l’homophonie verbale reste longtemps une pierre d’achoppement pour les apprenants, c’est parce qu’il s’agit d’« une complexité accrue au plan orthographique avec les oppositions temporelles (imparfait vs passé composé), modales (infinitif vs participe passé) et catégorielles (personnes, genre et nombre) » (David, Guyon & Brissaud, 2006). Depuis une trentaine d’années, les travaux consacrés à l’homophonie verbale ont été nombreux en français langue maternelle (L1), tant en psychologie cognitive qu’en linguistique ou en didactique. Avec un examen attentif des écrits produits par des élèves, Brissaud et ses collègues précisent les effets de l’homophonie-hétérographie dans des contextes de production variés (voir, par exemple, les recherches sur les apprenants français : Brissaud & Sandon, 1999 ; Brissaud & Chevrot, 2000 ; Totereau & Brissaud, 2006 ; Brissaud, Fisher & Negro, 2012 ; Wolfarth, Ponton & Brissaud, 2018 ; Cogis & Brissaud, 2019 ; sur les apprenants québécois : Chevrot, Brissaud & Lefrançois, 2003 ; Lefrançois, Brissaud & Chevrot, 2006). L’ensemble de ces travaux montre que la distinction graphique des homophones verbaux constitue un point de résistance orthographique jusqu’à un âge avancé. Langue Française (2006) a consacré un numéro afin d’éclairer la fragilité et les particularités de l’homophonie verbale en croisant les contributions de champs différents : linguistique, psycholinguistique, neurolinguistique et didactique. En revanche, nous manquons encore de données empiriques en français langue étrangère (L2). Si cette complexité morphographique pose des problèmes d’une grande complexité aux élèves français, la difficulté serait sans doute plus flagrante chez les apprenants en langue étrangère.
Cet article envisage donc de contribuer à une compréhension globale de cet apprentissage chez les apprenants chinois, dont la langue maternelle est typologiquement distincte du français. Nous cherchons particulièrement à décrire le traitement morphographique des apprenants chinois et leurs particularités par rapport aux apprenants français. Pour ce faire, nous avons collecté les copies d’une dictée rédigées respectivement par des étudiants chinois et des collégiens français. L’enjeu est bien ici de comprendre comment les apprentissages orthographiques se mettent en œuvre à l’écrit afin de mieux accompagner les étudiants chinois par des propositions didactiques adaptées.
Dans un premier temps seront retracées les contraintes linguistiques et psycholinguistiques auxquelles la production écrite de l’homophonie verbale est soumise. Après avoir caractérisé le corpus et les méthodes d’analyse, nous présenterons les formes produites par les apprenants sous différents angles : les réussites et les erreurs en distinguant celles qui portent sur la base verbale de celles qui portent sur les désinences. Ces résultats seront discutés dans une dernière partie qui proposera également quelques pistes didactiques.
1. L’apprentissage de l’homophonie verbale
Les verbes homophones sont caractérisés, sur le plan linguistique, par « une flexion complexe impliquant plusieurs niveaux morphosyntaxiques et des restrictions combinatoires » (Brissaud & coll., 2006). Quand la morphologie verbale est perceptible à l’oral, les finales verbales, surtout celles de mode-temps, sont prises en compte à l’écrit, prolongeant une tradition alphabétique prégnante. Néanmoins, ces morphonogrammes sont le plus souvent suivis de lettres muettes, morphogrammes exclusivement à l’écrit, qui renvoient aux catégories de la personne, du genre ou du nombre. Si la sélection ajustée des morphophonogrammes peut se faire comme la réanalyse d’éléments audibles, celle des morphogrammes essentiellement écrits est plus aléatoire. L’emploi de morphogrammes est contraint par l’accord qui se réfère à une catégorie grammaticale extérieure à la forme verbale (Brissaud & coll., 2006) : le nom tête de syntagme ou le pronom dans le cas du participe passé employé comme épithète ou attribut, le sujet dans le cas de l’imparfait et du participe passé avec l’auxiliaire être, le COD antéposé dans le cas du participe passé après avoir.
Pour produire une forme verbale correcte, l’apprenant dispose de savoirs ou de procédures dispensés par un enseignement explicite : la connaissance des paradigmes flexionnels, ainsi que des catégories et fonctions grammaticales, les règles d’accord, etc. (Brissaud & coll., 2006). Comme les règles ou les procédures enseignées peuvent être appliquées à tout matériel nouveau, la productivité de ce mécanisme est totale. L’apprenant peut également recourir à la récupération automatique des séquences d’unités stockées dans sa mémoire. Mais cette deuxième voie ne peut s’appliquer qu’à des séquences mémorisées. Une troisième voie possible est de faire émerger les schémas à partir d’instances accumulées1. Notons que des généralisations productives peuvent émerger « de la mise en relation et de l’alignement de séquences orthographiques mémorisées au contact des textes » (Brissaud & coll., 2006). La productivité de ce mécanisme, d’après les chercheurs, est également intermédiaire, parce que la généralisation est déterminée par la ressemblance entre le matériel graphique nouveau et le matériel contenu dans les instances mémorisées. La morphologie verbale écrite demande ainsi un haut degré d’abstraction métalinguistique qu’on ne peut réduire à une procédure unique.
Le traitement morphographique dépend ainsi de plusieurs dispositifs cognitifs, interagissant en synergie ou en contradiction. Si la trajectoire d’apprentissage est considérée comme résultat de contraintes susceptibles d’être contradictoires et génératrices de conflits, les solutions des apprenants ne rencontrent pas toujours la graphie normée. Une série de difficultés importantes et hétérogènes pour marquer les finales verbales en /E/ identifiées chez les élèves français confirme cette observation (Brissaud & Chevrot, 2000) : erreurs purement morphographiques, où l’apprenant emploie la marque typique du nombre nominal -s pour marquer le pluriel des verbes ; erreurs syntaxiques, où l’apprenant généralise la règle de l’accord du participe passé avec l’auxiliaire être ; erreurs phonographiques, où l’apprenant, en sélectionnant le graphème le plus probable correspondant au phonème /E/, substitue la finale en -é à -ai ou -er.
À partir de la conception dynamique de l’apprentissage des homophones verbaux et des études effectuées dans le domaine du français L1, nous nous demanderons comment se fait le traitement orthographique de l’homophonie verbale chez les apprenants chinois, et si les difficultés ou tendances identifiées en français L1 sont présentes en L2.
2. Étude du corpus : quelle methodologie ?
Pour notre collecte de données, nous avons recueilli des dictées d’étudiants chinois issus de trois années d’étude différentes. La même dictée a été par la suite écrite par un groupe des collégiens français.
Au total, 61 étudiants chinois ont participé à l’expérimentation : 19 d’entre eux étaient au début de leur 2e année d’études de français, 21 étaient en 3e année, et 21 étaient en 4e année. Ces étudiants chinois ont tous appris l’anglais dès leur première année de la scolarité et débuté l’apprentissage de français comme deuxième langue étrangère en entrant à l’université. Comme groupe de contrôle, nous avons les textes produits par 24 élèves français de niveau 3e au collège. Nous avons choisi les écrits d’une classe de 3e comme point de référence, parce que c’est à ce niveau que s’achève l’enseignement de l’orthographe dans le cycle commun. De ce fait, les copies des élèves de 3e nous permettent de voir, même d’une façon très limitée, les résultats de l’enseignement de l’orthographe pratiqué en France.
Il s’agit d’un corpus écologique, puisque les textes ont été recueillis en situation authentique et ont résulté d’une tâche d’écriture demandée à des apprenants dans le cadre de leur formation. Nous avons choisi la dictée pour examiner la mise en œuvre de la morphologie verbale, parce qu’elle présente une procédure économique pour évaluer l’orthographe, en constituant un moment durant lequel le scripteur mobilise en même temps « ses efforts d’attention, de mémoire et de réflexion, plus spécialement sur l’aspect orthographique du texte qu’il transcrit » (Manesse & Cogis, 2007). Le texte de dictée choisi est suffisamment bref, comportant au total 161 mots et 13 phrases. Il manifeste une diversité dans l’emploi des temps. Les problèmes d’accord y sont également nombreux, notamment ceux qui traitent de l’accord du participe passé.
Après le rassemblement des copies, les trois groupes chinois ont été nommés successivement GC1, GC2, GC3 et le groupe des élèves français a été nommé GF. Chaque copie a été numérotée pour faciliter la recherche. Les écrits ont été par la suite transcrits et annotés et les formes erronées qui constituent notre corpus ont été ensuite caractérisées.
3. Résultats
Le problème concernant l’écriture de formes verbales est bien attesté dans notre corpus. Plus précisément, les erreurs provenant d’un mauvais choix des terminaisons verbales sont parmi les erreurs d’orthographe les plus fréquentes tant chez les étudiants chinois (113 erreurs, 24 % parmi toutes les erreurs orthographiques commises) que chez les élèves français (71 erreurs, 48 %).
Concernant la sélection des terminaisons verbales, deux tendances communes sont observées pour les deux groupes d’apprenants. Premièrement, le nombre de graphies erronées différentes est limité ; deuxièmement, les apprenants sont toujours capables de choisir les morphogrammes plausibles en finale verbale, même erronés dans certains contextes. Ces morphogrammes finals complémentaires, marque de personne ou de nombre sont rarement l’objet d’une erreur d’association. Ces deux remarques confirment les résultats de recherches en L1. Une tendance à « ne sélectionner que des morphogrammes de finales verbales et les morphogrammes qui leur sont associés » (Brissaud & Sandon, 1999) se dessine nettement tant pour les apprenants chinois que pour les apprenants français.
Nous décrirons par la suite les erreurs de différentes catégories produites par les quatre groupes d’apprenants. Les formes verbales seront classées en trois catégories : normées (formes correctes), erreurs avec une phonologie normée (forme incorrecte mais qui permet de restituer la forme sonore), erreurs avec une phonologie non normée (forme incorrecte ne permettant pas de restituer la forme sonore).
3.1. Les formes verbales au passé composé avec l’auxiliaire être
La figure suivante montre que les formes verbales avec l’auxiliaire être sont précocement maitrisées par les étudiants chinois : déjà au stade initial, pour les apprenants avec une année d’étude de français, le taux de réussite est de plus de 80 %. Pour le GC 2, une croissance nette de formes normées (pourcentage de réussite 96 %) va de pair avec une décroissance des erreurs, notamment celle des erreurs avec une phonologie non normée. Cependant, les apprenants du GC 3 semblent être moins en mesure de sélectionner la bonne forme verbale et le pourcentage de réussite revient à 88 %. Notons que ce groupe d’apprenants a beaucoup moins d’heures de cours de langue par semaine2. Faute d’exercices réguliers, ils ont fait plus d’erreurs que les apprenants du GC2. Quant aux élèves français, le taux de réussite est de 80 % et les erreurs concernent exclusivement celles qui ne modifient pas la représentation phonologique. On note ici une maitrise importante des formes phonologiques des verbes chez les apprenants français.
Figure 1 : Répartition des erreurs selon les groupes d’apprenants
Les deux tableaux suivants permettent de voir en détail les différentes formes erronées des verbes en -er. Chez les étudiants chinois, la forme en -é est la forme privilégiée pour représenter le son [e], 14 fois sur 20. Les omissions des marques du nombre ou du genre du sujet constituent ainsi l’essentiel des erreurs. Pour les élèves français en revanche, une telle tendance ne semble pas s’imposer aussi clairement. Il est certain que, chez les élèves français, les formes verbales du passé composé voient leur finale majoritairement remplacée par des finales sur la base de -É, 11 fois sur 13. Parmi les 11 formes construites sur base de -É, on en trouve trois en -er, sous la forme de l’infinitif, et deux en -ées, l’adjonction supplémentaire d’une marque du genre.
Pour les erreurs avec une phonologie non normée, une grande partie s’explique par une mauvaise segmentation, toujours liée au phénomène de liaison : * Elle est déler, * Elle était (pour elle est allée), * Je suis s’arrivé. D’autres erreurs concernent les correspondances phonogrammiques, dont les distorsions peuvent s’expliquer par des défaillances acoustiques et/ou articulatoires de groupes consonantiques contenant un -r : * Je suis renté, * Je suis renconté (pour rentrer).
Tableau 1 : Formes erronées des verbes en – er produites par deux groupes d’apprenants
Formes verbales à produire | Groupe chinois | Groupe français |
Elle est allée en vacances | • Elle est allé (B11, C5, C8) | • elle est allé (F6, F12) |
• Elle a allé (A2) | • elle allées (F4) | |
• Elle est déler (A1) | • elle est aller (F1) | |
• Elle etait (A13) | • elle est allais (F5) | |
Nous sommes arrivés tard | • Nous sommes arrivé (B11) | • Nous sommes arrivées (F13) |
• Nous sommes n’arrivées (A1) | ||
• nous sommes arrives (C21) | ||
Je suis arrivée sur la plage | • Je suis arrivé(A2, A13, A19, C8) | • je suis arriver (F12) |
• Je suis s’arrivé (A1) | • je suis arrivé (F1, F6, F9) | |
• Je suis arriver (C17) | ||
Je suis rentrée sans bruit dans ma chambre. | • Je suis rentré (A2) | • Je suis rentré (F12) |
• Je suis rentrés (C8) | • Je suis rentrer (F1) | |
• Je suis rentrait (C17) | • Je suis rentrais (F22) | |
• Je suis renté (A1) | ||
• Je suis renconté (A13) |
Tableau 2 : Différents types d’erreurs concernant les formes verbales en -er
- É | - AI | Total | ||||||
-er | -é | -és | -ées | -ais | -ait | -e | ||
FR | 3 | 6 | 0 | 2 | 2 | 0 | 0 | 13 |
CH | 2 | 14 | 1 | 1 | 0 | 1 | 1 | 20 |
Pour les formes verbales en [i] et [u], le tableau 3 visualise la même tendance : la plupart des erreurs (7 fois sur 11 pour les verbes en [i] ; 18 sur 19 pour les verbes en [u]) commises par les étudiants chinois concernent l’oubli des marques du genre du sujet. Quant aux élèves français, deux types d’erreurs très récurrents se détachent : une omission de la marque du genre du sujet et l’adjonction de la lettre finale supplémentaire, s et t.
Concernent les erreurs qui modifient la représentation phonologique, une grande diversité se présente. Dans le cas * Nous partirs (pour nous sommes partis), on observe une difficulté à construire la chaine phonologique et le scripteur a pris directement la forme de l’infinitif du verbe et a ajouté un -s pour indiquer le pluriel. Concernant l’erreur * Je suis sortu, elle pourrait s’expliquer soit par un lapsus, soit par une généralisation excessive du modèle courir/couru. Quant aux formes erronées *Je me suis rentu/rentue, il faut noter que les apprenants chinois ont du mal à distinguer les consonnes sourdes des consonnes sonores, puisque ces dernières n’existent pas dans la langue chinoise. Pour le cas *Je suis révenu, l’erreur tient à l’ajout d’un accent inexistant, qui indique une méconnaissance des accents diacritiques par le scripteur.
Tableau 3 : Formes erronées des verbes en [i] et [u] produites par deux groupes d’apprenants
Formes verbales à produire | Groupe chinois | Groupe français |
Nous sommes partis | • Nous sommes partie (C17) | • Nous sommes partit. (F6, F17) |
• Nous sommes parti (C7) | ||
• Nous sommes parties (C10) | ||
• Nous partirs (A1) | ||
Je suis sortie | • Je suis sortu (A1) | • Je suis sortis (F4, F6, F12) |
• Je suis sorti (A2, A13, B11, C17, C19) | • Je suis sortit (F17) | |
• J’ai sorti (A19) | • Je suis sorti (F1, F5, F9) | |
Je me suis rendue vers les bateaux. | • Je me suis rendu. (A2, A4, A6, A13, B4, B5, B11, B16, C17, C19, C20) | • Je me suis rendus (F1, F4, F21) |
*Je me suis rentu (A1) | • Je me suis rendut (F5) | |
*Je me suis rentue (C6) | • Je me suis rendu (F2, F6, F7, F9, F10, F12, F16, F20) | |
*Je me suis remplu (C8) | ||
Je suis revenue très heureuse. | • Je suis revenu très heureuse. (A2, A13, C12, C17) | • Je suis revenus très heureuse. (F1, F4, F21) |
• Je suis révenu (A1) | • Je suis revenu très heureuse. (F5, F6, F12) |
3.2. Les formes verbales au passé composé avec l’auxiliaire avoir
Les formes verbales au passé composé avec l’auxiliaire avoir sont la catégorie verbale qui présente la plus grosse proportion de forme normées pour les trois groupes d’étudiants chinois. Au stade initial, le pourcentage de réussite est de 84 %. Si le GC 2 voit une croissance des formes verbales normées (taux de réussite : 95 %), les problèmes sont plus massifs pour les étudiants GC3 avec un taux de réussite de 80 %. Ils ont fait plus d’erreurs que les apprenants du niveau initial. Les données recueillies concernant ce groupe de verbes montrent un taux de réussite légèrement plus bas pour les élèves français (76 %).
Parmi les formes erronées liées à l’homophonie-hétérographie, il existe, pour les groupes d’apprenants, des problèmes d’ajout de marque du genre -e quand elle n’est pas requise. Cette propension est particulièrement forte dans la phrase Ma mère m’a répondu, et nous faisons l’hypothèse que l’apprenant surgénéralise l’accord avec le sujet, caractéristique de l’emploi avec l’auxiliaire être (dans ce cas, le sujet ma mère concerne un fort indicateur du genre féminin). Une autre explication possible pourrait être que l’apprenant a méconnu l’emploi du verbe répondre et pris me pour un COD. Cela pourrait également expliquer l’ajout de la marque du genre dans les formes erronées* Je l’attentue, * Je l’attentue (pour J’ai attendu).
Les données rendent également claire la tendance d’adjonction de la lettre finale supplémentaire s ou t chez les élèves français. Il s’agit d’une erreur sur les séries verbales, comme pris, dit. Quant aux étudiants chinois, seulement 4 formes erronées sont identifiées. Pour l’erreur de type * Je dis à ma mère (pour J’ai dit), il est possible que l’apprenant chinois ait produit justement une forme verbale à l’indicatif présent au lieu d’un passé composé.
Figure 2 : Répartition des erreurs selon les groupes d’apprenants
Tableau 4 : Formes verbales erronées avec l’auxiliaire avoir produites par deux groupes d’apprenants
Formes verbales à produire | Groupe chinois | Groupe français |
J’ai dit à ma mère | • J’ai dis à ma mère. (C15, C17) | • J’ai dis à ma mère. (F1, F4, F6, F10, F22, F24) |
• Je dis à ma mère. (A13, C12) | ||
Ma mère m’a répondu | • Ma mère m’a répondue. ((A2, A8, A9, A14, A17, A18, B5, B7, B9, B19, C4, C8, C10, C11, C21) | • Ma mère ma répondus. (F21) |
• Ma mère m’a repondu (A19) | • Ma mère m’a repondut. (F12) | |
• Ma mère a repontu (A1) | • Ma mère repondût. (F13) | |
• Ma mère m’a répondue. (F11) | ||
• Ma mère m’a repondue. (F6) | ||
J’ai attendu jusqu’à minuit | • les attendus (C7, C8) | • J’ai attendus (F1, F21) |
• Je l’attentue (C12) | • J’ai attendut (F5, F12) | |
• J’ai entendu (A13, C6) | • J’ai attendue (F2, F17) | |
• J’ai atendu (C17) | ||
• Je l’attentue (C12) | ||
J’ai vu la mer qui brillait au clair de la lune | • J’ai vue la mer (A6, A17) | • J’ai vus la mer (F21) |
• les vues la mer (C7) | • J’ai vut la mer (F5) | |
• J’ai vue la mer (F2, F6, F10, F17) |
3.3. Les formes verbales à l’imparfait
L’imparfait est le tiroir verbal présentant la plus faible proportion de formes normées pour les étudiants chinois (Fig.3). Si les étudiants du GC1 tâtonnent encore dans l’apprentissage de l’imparfait, nous observons une augmentation nette de formes normées pour le GC2. Néanmoins, pour les étudiants du GC3, nous recensons des problèmes plus importants que dans les deux autres niveaux. Concernant les erreurs, pour chaque niveau scolaire, le problème d’homophonie-hétérographie pour orthographier le son [ε] est identifié, avec une grande variété de graphies possibles en finales verbales : -er, -é(e), -et. Notons également que les graphies sélectionnées par les étudiants présentent une hésitation sur la perception phonologique, telle que -ille ou -illent, qui modifie la représentation phonologique du mot dicté brillait. C’est dans cette catégorie qu’on trouve le plus d’erreurs dont la représentation phonologique est aberrante et certaines formes verbales proposées par les étudiants n’existent pas (*bréille, * bruille, * braille, * brier, * bruiet, * briyait,* brilliait,* brieillait).
Contrairement à la grande hétérogénéité des formes erronées observée chez les étudiants chinois, la transcription du mot brillait ne semble pas poser un grand problème aux élèves français, puisque nous n’observons que deux formes erronées, et aucune d’entre elles ne modifie la représentation phonologique du mot dicté.
Figure 3 : Répartition des formes verbales à l’imparfait selon les groupes d’apprenants
Tableau 5 : Formes verbales erronées en imparfait produites par deux groupes d’apprenants
Formes verbales à produire | Groupe chinois | Groupe français |
J’ai vu la mer qui brillait au clair de la lune. | • qui brillé (A2, C16,C18) | • qui briller (F1) |
• qui brillée (A6, A11, C19) | • qui brillé (F5) | |
• qui brille (A13, B11, C5, C15) | ||
• qui bréille (B16) | ||
• qui bruille (C8) | ||
• qui braille (C12) | ||
• qui briller (C7) | ||
• qui brier (A19) | ||
• qui bruiet (C17) | ||
• qui brillent (A5) | ||
• qui briyait (A4) | ||
• qui brilliait (C6) | ||
• qui brieillait (B1, B10) |
4. Discussion
Dans notre corpus, la plupart des erreurs commises par les élèves français concernent les désinences et relèvent de la surgénéralisation de l’accord avec le sujet, tendance très récurrente identifiée dans les études du français L1(voir, par exemple Brissaud & coll., 2006). Cette propension à accorder le verbe avec le sujet de la phrase montre qu’à l’écrit, les apprenants prennent en compte la solidarité syntagmatique entre le verbe et le sujet. Comme en L1, les informations sémantiques contribuent à la réalisation morphologique (Largy, Fayol & Lemaire, 1996), l’apprenant français éprouve le besoin de faire varier la forme verbale en sélectionnant un ou deux morphonogrammes finaux, pour établir une solidarité syntagmatique entre le sujet et le verbe.
En revanche, cette tendance à la surgénéralisation n’est pas assez claire pour les étudiants chinois de notre corpus et les erreurs concernent essentiellement l’omission de la marque du genre ou du nombre. Pour comprendre cette différence de performance, il faudrait revenir aux mécanismes qui sous-tendent le traitement de la morphologie flexionnelle écrite. Jiang (2000) propose d’envisager la réalisation morphologique en L1 et en L2 sous deux mécanismes différents. Comme les associations possibles entre un item lexical et ses affixes flexionnels sont toutes présentes en L1 dans une même entrée (Levelt, 1989), le scripteur est capable d’activer automatiquement toutes les informations morphologiques concernées pour produire une construction syntaxique. Par conséquent, le traitement morphologique relève d’un processus en une seule étape3. Pour un apprenant chinois FLE, les informations morphologiques, en tant que connaissances explicites, sont notamment stockées hors du système de l’entrée lexicale (Jiang, 2000). Cette représentation lexicale différente apporte des conséquences significatives sur le traitement morphologique. Il s’agit donc d’un processus conscient et strictement séquentiel en deux étapes : l’apprenant sélectionne d’abord la racine liée à l’item lexical à produire, puis choisit la flexion d’après ses connaissances morphologiques (Li, 2018). Néanmoins, les erreurs émergent quand ce traitement morphographique entre en conflit avec d’autres activités mentales ce qui empêche l’apprenant de faire une analyse morphosyntaxique suffisante. Ainsi, si le contexte linguistique exige une flexion, il y a plus de chance que les erreurs morphologiques soient produites.
La production des étudiants chinois de notre corpus confirme cette difficulté : quand il s’agit de choisir des terminaisons verbales du participe passé, la plupart des erreurs portent sur l’omission des marques du genre ou du nombre. Comme les variations morphologiques du nombre et du genre n’existent pas en chinois, il est peu probable que ces informations sémantiques du sujet soient codées dans le message préverbal de l’apprenant (Jiang, 2007). Si l’apprenant chinois fait un accord sujet-verbe, il va strictement suivre les règles enseignées : accord pluriel du participe passé avec l’auxiliaire être, du participe passé avec avoir (accord avec objet antéposé) et de l’imparfait. Quand l’apprenant est mentalement surchargé et incapable de mettre en application les règles, les erreurs se produisent, qui résultent notamment de l’omission de marques d’accord. La seule exception observée dans notre corpus concerne * Ma mère m’a répondue. Ici le groupe nominal ma mère pourrait être un signe fort pour indiquer le genre féminin et l’apprenant éprouve le besoin d’établir une solidarité entre le sujet et le verbe. Cependant, la propension à ajouter une marque de genre pourrait également s’expliquer par une méconnaissance de l’emploi du verbe répondre, où l’apprenant a pris me pour un COD.
Notons également dans notre corpus la présence des erreurs relevées sur les bases des verbes. Même si elles apparaissent chez les étudiants chinois dans des proportions moins importantes, elles restent de façon significative dans leur écrit, sans que nous puissions cerner lequel des deux facteurs, interne ou externe, domine : soit ce sont les irrégularités lexico-orthographiques qui expliquent ces erreurs et leur persistance, soit ce sont les modalités d’apprentissage en L2 qui empêchent leur maitrise, ou probablement les deux facteurs associés. De plus, pour les formes erronées dont la représentation phonétique de mots est aberrante, il ne s’agit plus d’erreurs purement orthographiques. Comme le mot à produire est visiblement inconnu de l’apprenant, ce dernier essaie, à l’écrit, de restituer les sons du mot comme s’il les percevait pour la première fois. Les erreurs de ce type relèvent d’une étape préorthographique et nécessitent une correction phonétique.
5. Conclusion et pistes didactiques
L’objectif principal de cette recherche était de décrire l’écriture de la morphologie verbale chez les apprenants chinois du français L2. Les écrits issus d’une tâche de dictée effectuée respectivement par les apprenants chinois et les apprenants français ont été examinés, les erreurs de nature différente ont été comparées et analysées. Nous constatons qu’avec un enseignement explicite et un entrainement intensif, les apprenants chinois sont en mesure de faire une analyse morphosyntaxique suffisante et de mettre en application les règles de conjugaison pour sélectionner la bonne flexion verbale. Néanmoins, les erreurs persistent, notamment sur les bases des verbes. Le profil développemental ne se dessine pas clairement du GC 1 au GC3 et on observe même un recul de taux de réussite pour les apprenants du GC 3, niveau avancé. La catégorie verbale constitue une zone orthographique très résistante et un champ d’erreurs presque insurmontables dans l’enseignement du français langue étrangère.
Ainsi, la complexité de la morphologie verbes demande, de la part des apprenants de français, « un contrôle très élevé, un surcout cognitif important – voire impossible – et un calcul particulièrement complexe, abstrait qui ne peut s’accomplir que dans un travail de révision, impliquant un contrôle d’expertise maximum et débouchant ou non sur une réécriture effective » (David & al., 2006). Afin de mieux guider les étudiant chinois dans leur apprentissage, il faudrait promouvoir des démarches d’apprentissage qui prennent en compte la complexité des structures linguistiques en jeu, et surtout répartir les enseignements en conséquence (David & coll., 2006). Les activités didactiques suivantes pourraient être mises en place de façon combinatoire :
-
des dictées préparées, corrigées et commentées collectivement par les apprenants et l’enseignant ;
-
un appui sur l’oral au moment où l’apprenant écrit. Étant donné que la proportion de formes non normées phonologiquement et orthographiquement est à un niveau élevé chez les apprenants, la piste didactique qui en découle ici est l’appui sur l’oral. Demander aux apprenants de relire leur écrit et s’assurer qu’ils prononcent correctement les mots produits, semble une piste intéressante de travail des liens entre oral et écrit ;
-
des explications métagraphiques collectives à partir des formes erronées et des résolutions orthographiques proposées par les apprenants ;
-
des raisonnements heuristiques impliquant une extension des procédures analogiques à d’autres catégories et problèmes d’homophonie. Les apprenants se contentent parfois de reproduire ou d’étendre des régularités phono- ou morphographique et ils n’arrivent pas à les reconfigurer dans des raisonnements plus abstraits (David & Rinck, 2021). Il faudrait les encourager à verbaliser les règles ou les procédures enseignées avec leurs propres mots.
-
des consignes variées pour que les apprenants manipulent de nombreuses formes verbales et de nombreux tiroirs verbaux.
Comme la gestion de la morphologie verbale concerne des traitements multifactoriels quand elle est comprise dans des opérations discursives plus exigeantes, il nous semble particulièrement nécessaire d’éviter le cloisonnement de la discipline français en sous-domaines étanches (grammaire, orthographe, lexique, conjugaison). Il convient également de combiner des activités procédurales et déclaratives, spécifiques et intégrées, qui tiennent compte du niveau et des compétences des apprenants.